L’image et le film

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« Connaître ne pourra pas exclusivement, ou même en premier lieu, concerner
la détermination de ce qui est vrai. Découvrir, ce n’est pas 
arriver à une
proposition qui sera affirmée ou défendue, mais souvent,
comme on
place une pièce dans un puzzle, c’est trouver un ajustement. »

Nelson Goodman


Le cinéma est l’art du mouvement alors que la photographie est l’art de l’image statique, ceci est une évidence. Plus le cinéma a évolué et plus il y a eu une surenchère du mouvement. À l’opposé, bien entendu, la photographie est et restera toujours fixe. Le cinéma, de par ses mouvements incessants, empêche toute contemplation. À peine s’attarde-t-on sur un plan fixe que déjà un autre plan arrive. C’est pour cette raison que le cinéma fait beaucoup plus appel à l’émotion qu’à la réflexion abstraite. Les arts du mouvement sont très éloignés des arts de la fixité. Les uns font intervenir la durée alors que les autres se situent, pourrait-on dire, dans l’intemporel. Nous pouvons regarder une photographie durant un long moment, ce qui n’est pas le cas avec le cinéma. Déjà, Walter Benjamin (1) avait remarqué cela en établissant une comparaison entre la photographie et le cinéma. Par ailleurs, à son époque, le montage des films et la mobilité des caméras n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui. De nos jours, les films d’action populaires sont essentiellement basés sur des mouvements de caméra et un montage saccadé fait de plans très courts où l’on a à peine le temps de voir ce qui se déroule à l’écran. La conscience ne perçoit plus grand-chose et tout est relégué au niveau de l’inconscient, par le biais du subliminal. De là, la violence qui est intégrée au plus profond du psychisme, car le cinéma ne peut être filtré par la conscience poreuse avec un tel défilement d’images.

D’autre part, l’aura de l’image est moins puissante dans le cinéma que dans la photographie. Cette dernière s’installant dans le temps, elle est moins fugitive que dans le cinéma. Avec un film, nous sommes emportés par le mouvement qui nous semble « naturel ». C’est là l’art du montage que de nous faire croire à une évidence alors que tout est en fait artificialité.

En revanche, certains cinéastes n’hésitent pas à faire de longs plans fixes pour mettre en avant la plastique de l’image, rejoignant de ce fait la photographie. Stanley Kubrick a par exemple, dans 2001, l’Odyssée de l’espace notamment, utilisé ce procédé basé sur de longs plans fixes. Il est à remarquer que si ce cinéaste a très bien travaillé la photographie de ses films, c’est aussi parce qu’avant d’être réalisateur, il était photographe. Il a, durant toute sa vie, conservé ce regard de photographe lorsqu’il réalisait ses films.

Pour Walter Benjamin, l’aura serait seulement dans la perception directe, et la photographie dénaturerait cette aura. Nous ne sommes pas d’accord avec cette théorie et pensons que la photographie « réenchante » le monde. La photographie produit une aura, même si, nous semble-t-il, il ne s’agit pas du même type d’aura. Il y a quelque chose de l’ordre du merveilleux dans une photographie. La morne réalité quotidienne, photographiée et filmée, nous paraît la plupart du temps plus attrayante que cette même réalité traversée directement, sans le biais de l’image. La photographie apporte comme un supplément de présence face à une absence au monde, en détachant des morceaux de réel — de ce réel qui ne peut s’offrir dans sa totalité à l’homme, car quoi que l’on fasse, la réalité est toujours perçue d’une façon morcelée, fragmentée. Ainsi la photographie accentue ce « découpage » en attirant notre attention sur des détails qui prennent alors toute leur signification. Le plan fixe permet d’entrer dans la temporalité et le sublime d’une image. Or, dans le cinéma actuel de fiction (ce n’est pas la même chose avec le documentaire), les longs plans fixes deviennent rares, au profit d’interminables cascades de plans de plus en plus rapides. Aussi la photographie vient-elle contrebalancer cette accélération en arrêtant le temps. Dans une société de la vitesse (2), l’image photographique vient stopper cette frénésie du « toujours plus vite ».

Pour autant, ceci n’est pas réellement nouveau, puisque déjà le futurisme (3) prônait la vitesse comme élément majeur de son art. Cependant, cet accroissement de la vitesse ne peut pas continuer indéfiniment. C’est là que la photographie joue pleinement son rôle de « ralentisseur ». Grâce à elle, nous prenons le temps de regarder et de réfléchir ; ce que nous ne faisons plus avec le cinéma. Même si la vidéo a inventé « l’arrêt sur image », il n’en demeure pas moins que le film est pris aujourd’hui dans la frénésie du mouvement — une tendance dont l’évolution demeure difficile à appréhender.

Serge Muscat

1 Cf. Walter Benjamin, Écrits français, éd. Gallimard, 1991.

2 Cf. les ouvrages de Paul Virilio, lequel pose bien les problèmes de l’accélération du temps et de la stagnation de certaines composantes chez l’homme.
3 Et l’on sait que le futurisme érigeait la guerre comme le plus beau spectacle artistique !