Épisode 8 : Le skinhead halluciné

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Axtone jugea plus sûr de rester au sol et opta pour le combat à distance. Il sortit son lance-pierres. Blanco fut plus rapide : il lui balança un dictionnaire. Le poids des mots fit voler au loin l’arme d’Axtone. Ensuite, en un clin d’œil, le skinhead halluciné enfila un coup-de-poing américain, le modèle haut de gamme avec des pointes cruelles. Pendant ce temps, Axtone, toujours à l’horizontale, dégaina sa matraque. Quand Blanco lui plongea littéralement dessus en hurlant, il s’empala sur la pointe de la matraque, tel un chevalier au grand galop séché par une pique bien calée dans le sol. Touché au sternum, il coupa le son et s’écroula sur le côté. Sa cheville fut happée par le piège à loups et les hurlements reprirent de plus belle.
Axtone s’assit à califourchon sur lui et attendit que les cris se calment en lui mettant des coups de matraque sur la tête. Ce gars ne connaît qu’une raison, celle du plus fort. Comme la voisine était de bon conseil !
— Là, reprends tes esprits, je ne suis pas Ninja, je viens au secours d’Ahmed. Dis-moi qui est Ninja.
— Le diable, le diable en personne…, pleurnicha Blanco.
Il était vraiment atteint. Drogue ou bien choc psychologique ?
Axtone estima qu’il fallait conclure l’interrogatoire, au vu de la cheville qui saignait de plus en plus. Il distribua quelques coups de matraque supplémentaires en guise de thérapie de choc et demanda :
— Que s’est-il passé après ce foutu concert de reggae ? Où est allé Ahmed ?
L’autre perdit connaissance. Pour s’assurer qu’il ne simulait pas, Axtone lui pressa vigoureusement l’entrejambes. Ensuite il alluma, baissa la musique pour les voisins et sa migraine, puis fit un garrot au cinglé sans ouvrir les mâchoires du piège à loups afin de ne pas relancer l’hémorragie. Il fouilla sommairement le studio en prenant bien soin de regarder où il mettait les pieds. Seuls quelques cahiers manuscrits méritaient un examen ultérieur. Il s’en empara.
Ne souhaitant pas laisser de trace, il appela les pompiers à partir du téléphone mobile du cinglé. Il signala les pièges à loups, raccrocha, et empocha le mobile.
Dans la rue, tandis que le camion de pompiers le croisait, il nota sur un des cahiers les quelques noms et numéros de l’annuaire du mobile, l’éteignit pour empêcher la géolocalisation, et le jeta dans une poubelle.

Le lendemain matin, après un réveil difficile nécessitant un petit déjeuner anisé, Axtone commença par se plonger dans les cahiers. Il eut du mal à en croire ses yeux : il s’agissait des notes d’un étudiant en médecine. Difficile d’imaginer le skinhead halluciné en futur psychiatre… Encore que… Bah, peu importe, sa cible était Ahmed.
Il examina les noms de l’annuaire du mobile. Curieusement, pas de papa ni de maman. Orphelin ou relations houleuses. La catégorie des utilitaires, d’abord : banque, université (le standard), docteur. Il aurait bien aimé avoir un avis professionnel sur l’origine des troubles psychiques de Blanco, toutefois le toubib allait se réfugier derrière le secret médical. Divers noms de famille, probablement pas des proches, peu de chances qu’ils connaissent seulement Ahmed. Enfin, trois prénoms. Seulement trois. Paul n’était pas plus sociable qu’Axtone. Franck, Kevin et Amélie. Il appela la demoiselle.
— Bonjour, j’ai eu vos coordonnées par Paul Blanco. Saviez-vous qu’Ahmed a disparu ?
— Quoi ? Qui vous êtes ?
— Axtone Latuile, détective privé mandaté par la mère d’Ahmed.
— Ahmed… Ce nom me dit quelque chose. J’étais pas au courant de sa disparition.
— Vous êtes toujours en couple avec Blanco ? tenta Axtone.
— Non, ça tourne plus rond chez lui.
— À cause de quoi ? Drogue ? Un choc ?
— Je sais pas. Je le vois plus.
— Ninja, vous connaissez ? Peut-être un nouveau dans la bande ?
— Je connais pas leurs noms à ces gars-là. Oui, y a eu un nouveau, je crois.
— Ils sont combien ?
— Quatre ou cinq. (« Amélie ! » cria une voix.) Faut que je vous laisse.
Quatre ou cinq, avec les dénommés Kevin et Franck, ça faisait le compte. Il les appela : sur messagerie. Comme le temps pressait, il leur demanda de le rappeler.
Et voilà ! Il n’avait pas d’autre piste. La mère d’Ahmed avait fouillé à fond les affaires de son fils, sans rien trouver. Il ne ferait pas mieux. Il descendit dans la rue pour marcher en réfléchissant. Il se dit qu’il cogiterait mieux assis et alla s’asseoir sur le tabouret d’un comptoir de café.

Au premier verre, il décida d’interroger les camarades de classe d’Ahmed. Au second, il se rendit compte qu’en tant que skinhead, Ahmed devait être pas mal à l’écart : ce serait une perte de temps, donc d’argent. Au troisième verre, il remarqua une affiche : « Grand concert de reggae au bénéfice de l’État. » Il alla l’examiner après le quatrième verre. La date correspondait à la nuit de la disparition d’Ahmed. Il nota le numéro de téléphone de l’organisateur de l’événement qui faisait ainsi sa pub. Il se rassit et fit signe au patron pour le cinquième et dernier, car il était en plein travail malgré les apparences, il ne fallait donc pas surdoser.
Le patron le servit sans un mot, un sourire ni même un regard. Axtone appréciait cette sincérité. Le cafetier ne cherchait pas à paraître sympa pour s’attacher les clients, il ne poussait jamais à la consommation de son poison. Sa froideur franche réchauffait le cœur d’Axtone.
Il se rendit à vélo à la société d’organisation d’événements baptisée ProEvent. Le Directeur des Spectacles voulut bien le recevoir après une attente raisonnable pendant laquelle la mère d’Ahmed l’appela. Il évoqua le dénommé Ninja ; elle n’en avait jamais entendu parler. Il l’assura qu’il avançait, pour la rassurer, qu’elle n’appelle pas sans cesse.
Un monsieur jeune et très soigné le reçut dans un bureau qui paraissait un palace par rapport au taudis d’Axtone. Celui-ci lui exposa l’affaire. Alors les sourcils du jeune monsieur propre sur lui se froncèrent et des rides de concentration apparurent sur son front. Il passa un coup de fil au Directeur de la Sécurité. Non, pas de bagarre. Des dealers à la sortie du concert ? Sourire entendu : toujours, monsieur, à tous les concerts. Cannabis essentiellement. Et puis vous pensez : reggae, rasta ; rasta, herbe.
Latuile remercia chaleureusement : il était rarement aussi bien reçu. Il montra la photo de sa fille disparue ; l’autre ne la connaissait pas. Sur le chemin du retour, il concocta un plan pour joindre l’utile à l’agréable, son moindre déplaisir dans la vie.

Ce soir-là, motivé par la promesse du lendemain, il fit l’effort incommensurable de sauter l’apéro. Il se leva à 5h30. Vers 6h, il était posté au fond du hall de l’immeuble de Blanco, au rez-de-chaussée. Le chiffre luminescent au-dessus de l’ascenseur lui indiquait l’étage d’où venaient les résidents qui partaient au travail ou ailleurs. En provenance du quatrième, vers 7h30, Axtone vit sortir de dos un homme gros et chauve en costume avec une mallette à la main. À 8h, du même étage, un lycéen ou étudiant, cheveux mi-longs et sac à dos, s’extirpa de l’ascenseur. Axtone attendit que le fils de la voisine sorte de l’immeuble et prit l’ascenseur.
Plus d’odeurs dans les parties communes du quatrième. Ni de musique. Il sonna chez les voisins de Blanco.
Cheveux d’or n’avait pas ses lunettes. Elle n’était pas encore maquillée, il était clair que ses cernes s’étaient atténués.
— Oh, c’est vous ! Vous revenez pour le cinglé ?
— Non, pour prendre de vos nouvelles.
— Elles sont bonnes ! Entrez, il pourrait nous entendre (geste de la tête en direction de la porte qui avait cédé aux avances d’Axtone).
L’entrée donnait sur deux pièces dont les portes étaient fermées. La lumière faible invitait à l’intimité. Sur le portemanteau, une seule veste de femme. Axtone y décela quelques cheveux blonds sur les épaulettes.
— Je vous fais pas entrer plus loin, c’est un chantier, s’excusa-t-elle avec ce geste si féminin de rajuster sa chevelure. Je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais on l’entend plus. Le silence est merveilleux ! Ah ! S’endormir avant deux heures du matin… Je dois vous avouer que la dépression nerveuse me guettait. Vous avez réussi, j’aurais pas cru… Enfin, bravo ! Comment vous remercier ?
Il lui toucha enfin les cheveux. Elle l’embrassa. Ils s’allongèrent et firent l’amour sur le lino, très vite à cause du risque et de l’envie aussi.
En se rhabillant, elle dit :
— Je ne te fais pas entrer à cause de mon mari.
C’était sa façon de lui rester fidèle, en quelque sorte. Elle se tapota les lèvres en se relevant.
— J’ai envie de fumer, prolonger le plaisir, mais j’ai arrêté. J’y pense de moins en moins. Je dois te dire quelque chose.
Lui aussi avait envie de lui dire quelque chose. Il voulait une mèche de ses cheveux. C’était ridicule alors il dit simplement :
— Oui ?
— Je ne quitterai pas mon nigaud de mari. Pas le courage. Tu seras mon compromis, si tu veux, mais plus ici, c’est pas bien au domicile conjugal.
— D’accord. J’imagine que les pompiers ont embarqué Blanco, l’autre soir.
— Non. Avec mon mari, on a entrouvert la porte pour suivre la conversation : ils étaient toute une troupe, on pouvait pas dormir de toute façon. Blanco leur a ouvert sinon ils enfonçaient la porte. Il a parlementé avec eux un moment et ils sont partis.

Incroyable ! Blanco s’était réveillé, libéré du piège à loups et avait réussi à donner le change aux pompiers malgré sa vilaine blessure. Un surhomme. Un zombie… Non, il devait prendre une drogue puissante qui augmentait la résistance mais rendait dingue, Axtone ne voyait que cette explication.
— C’était jonché de détritus chez lui, remarqua Axtone en caressant les cheveux de sa maîtresse toute neuve.
Il était vraiment content de cette conquête, comme on dit. Il n’avait pas connu beaucoup de femmes depuis sa séparation d’avec la mère de sa fille, quand celle-ci avait disparu quelques années plus tôt. Les amours tarifées lui coûtaient trop cher : boire ou baiser, il avait choisi, jusqu’à présent.
— Il a tout évacué, je l’ai vu passer les bras chargés de sacs poubelles, dit-elle. Il boitait beaucoup. T’as dû sacrément le dérouiller, on aurait dit un spectre, si maigre et si maléfique. Ne me donne pas de détails, hein ? La violence m’écœure. D’un autre côté, j’aime les hommes forts, mon chéri. Parfois il y a en ce monde de la violence positive. Les mâles me fascinent et me répugnent aussi avec leur agressivité hormonale grotesque. Toi, tu es mon mâle dominant. Bon, je te chasse pas, mais va-t’en maintenant, mon guerrier du silence. Oh, ce silence !
Elle parlait beaucoup, elle était joyeuse. Axtone aussi, exceptionnellement. Elle babillait et lui, à son propre étonnement, buvait ses paroles, alors qu’il avait pourtant obtenu ce qu’il était venu chercher, les renseignements et la satisfaction de la libido, l’utile et l’agréable. Mais la vie dépassait ses calculs mesquins, et il était emporté par un flot.
Il lui montra la photo de sa fille, sans succès.

En sortant, il se rendit compte que ce maudit Blanco restait sa seule piste. Il devait l’attraper et l’interroger sérieusement. Ou alors, essayer de prouver ses activités illégales pour que la police prenne le relais. Il n’osait plus crocheter la serrure de l’appart’ du skinhead. D’ailleurs elle était sûrement verrouillée à présent. Il planqua donc au rez-de-chaussée, surveillant l’ascenseur. Après quelques heures, il n’en pouvait plus et alla se consoler auprès de sa meilleure amie non mariée, la bouteille.
Il eut un choc en arrivant au bureau : le zombie était là à l’attendre, affichant un rictus flippant. Sa cheville gauche était entourée d’un gros pansement. Axtone empoigna sa matraque.
— Je viens en paix, paraphrasa Blanco.
— Comment… Comment m’avez-vous retrouvé ?
— Vous vous êtes présenté, rappelez-vous. Je vous dois des excuses pour mon comportement inapproprié l’autre soir.
— Drogue ?
— Oui. J’ai des révélations à vous faire.
— Entrons.
Ils s’assirent au bureau. Blanco parut soulagé, rapport à sa patte amochée. Le ton de sa voix avait complètement changé. Il semblait redevenu lui-même.
— On doit faire vite. Ils vont me faire la peau s’ils savent… Voilà, je suis étudiant en chimie. J’ai découvert une formule chimique pour produire du LSD bon marché en grande quantité. Hélas, il a pas mal d’effets secondaires comme vous avez pu vous en rendre compte : hallucinations, mais aussi paranoïa et dédoublement de la personnalité, entre autres. J’ai fait la connerie d’en parler à notre nouveau chef de bande, Ninja. Il veut qu’on se lance dans la production de masse. J’ai refusé, je veux pas devenir trafiquant de drogue. J’en produis juste pour mes potes et moi. Alors il a enlevé Ahmed pour faire pression sur moi. Et c’est là que j’ai craqué : j’ai augmenté les doses et sombré dans le délire parano que vous avez constaté. Quand je me suis fait prendre à mon propre piège à loups, ça m’a dégrisé. J’ai tout bazardé, je toucherai plus à cette saloperie. Je vais rester estropié, ce sera ma punition.
— Vous serez un grand chimiste. Les détritus, c’était pour masquer l’odeur de vos expériences chimiques.
— Oui.
Ainsi, la voisine (il ne connaissait même pas son nom !) avait eu la bonne intuition. Et les notes n’étaient pas celles d’un étudiant en médecine mais en chimie.
— Cette fois, il y a matière à faire intervenir la police, dit Axtone en saisissant son téléphone.
La porte vola en éclats et deux hommes cagoulés et vêtus de noir firent irruption dans la pièce. Ils tenaient des revolvers et ouvrirent le feu aussitôt. Blanco fut touché dans le dos et s’écroula. Axtone se baissa, à l’abri du bureau. Les balles sifflèrent, la vitre de la fenêtre derrière lui explosa. Il cria pour faire croire qu’il était touché. Les tueurs commirent l’erreur de recharger en même temps. Axtone sortit son lance-pierres et riposta. Lucky strike ! Touché à l’œil ! Le tueur masqué tituba mais ne lâcha pas son arme. L’autre alla s’abriter derrière la porte d’entrée du bureau.
Les oreilles bourdonnantes, Axtone entendit une sirène s’approcher. Drôlement rapide, la police. Il reconnut le son d’une ambulance. C’était pas pour eux. Mais le tueur s’enfuit. Son comparse blessé le suivit. Axtone tira et le toucha dans le dos, sans effet. Le désormais borgne avait rechargé son revolver, donc trop risqué de le suivre. Axtone descendit par la fenêtre en s’agrippant à la gouttière. Grâce au vélo, son corps restait athlétique. Il sauta au niveau du premier. Il se reçut sans casse, ayant de beaux restes du temps de son service militaire chez les paras.
Le premier tueur était déjà loin quand il s’embusqua derrière la porte d’entrée de l’immeuble. Quand Ninja sortit à son tour d’une démarche hésitante, il lui matraqua le bras puis la tête. D’un coup de pied, il éloigna le revolver encore chaud et fouilla Ninja au tapis. Il lui confisqua un couteau de chasse maintenu au mollet par du ruban adhésif et appela la police. Il disposait de quelques arguments pour les remuer.

Grâce au numéro de mobile fourni par Latuile, la police retrouva facilement les dénommés Kevin et Franck. Kevin n’était au courant de rien. Franck par contre était le second tueur. Il avait obtenu l’identité et la fonction d’Axtone grâce au message téléphonique du détective. Il indiqua à la police la cave dans laquelle Ahmed était retenu prisonnier pour faire pression sur Paul Blanco. Ce dernier avait survécu à ses blessures.
— J’aurais dû m’intéresser à la disparition de ce skinhead, même s’il était majeur, confessa le capitaine de police Fritz.
Plein de tact, Axtone ne lui demanda pas des nouvelles du scooter du fils du ministre.


Lordius