Correspondances de Céline et de Martinet : regards croisés sur le commerce du livre au XXe siècle

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À l’heure où certains prétendent pouvoir se passer d’éditeur (Marc-Édouard Nabe par exemple, suivi sans grand succès par Maurice Dantec), il semble intéressant de creuser un peu ce qui se joue dans cette relation si spéciale entre un écrivain et son éditeur, et plus largement entre l’écrivain et le monde littéraire qui l’entoure. Pour cela, nous nous appuierons sur deux publications récentes : « Lettres à la N.R.F. » de Céline (Folio) et « Jean-Pierre Martinet sans illusions… lettres à Alfred Eibel » (Revue Capharnaüm, éditions Finitude).
La correspondance de Céline couvre la période allant de 1931 à 1961, celle de Martinet les années 1979-1988 : c’est ainsi cinquante ans d’histoire de l’édition et du marché du livre que l’on devine en filigrane à la lecture de cette double correspondance. Bien entendu, nous ne perdrons pas de vue que le premier s’adressait à son éditeur quand le second correspondait avec un ami (avec lequel il avait également des relations professionnelles, puisqu’ils avaient fondé une revue ensemble et qu’Eibel était éditeur).
Un rapprochement Céline/Martinet semble pertinent à plus d’un titre : même pessimisme, même noirceur dans la vision de l’âme humaine, même haine du conformisme rance de la bourgeoisie, même primauté accordée au style. Le second avait lu le premier, cela ne fait aucun doute ― même s’il a su développer un style propre qui n’est pas du « sous-Céline », loin de là.    

Du côté des auteurs 

Dans sa correspondance, Céline apparaît tantôt comme un amant se croyant délaissé, un enfant jaloux ou un vieux monsieur indigne… malgré ses radotages (souvent drôles et rappelant les excès de ses romans), sa mauvaise foi, voire son agressivité et ses calomnies, il fait preuve d’une lucidité sans faille concernant la valeur de son œuvre et la révolution qu’il effectua dans le roman contemporain. Comme souvent entre auteur et éditeur, il est surtout question de gros sous : assez ironiquement, Céline réclame sans cesse de l’argent à Gallimard alors qu’il lui doit presque huit millions de francs (des avances faites sur des livres qui ne se sont pas vendus).
Face au manque de succès de ses livres après-guerre, Céline passe son temps à se plaindre et à accuser la « nénéref » (le surnom qu’il donne à la N.R.F., c’est-à-dire aux éditions Gallimard) de ne rien faire pour lui, de rééditer ses textes trop lentement, de ne pas les promouvoir, de ne pas l’aider financièrement, bref de ne pas prendre la mesure de son génie. On peut être tenté de donner raison à Céline sur le fond ― le caractère injuste de ses méventes ―, mais il ne faut pas occulter le fait que Gallimard lui a toujours accordé sa confiance (rachetant dès 1951 tous les exemplaires de ses ouvrages publiés chez Denoël). 

Martinet aussi écrit cette correspondance à une période de sa vie où il n’est pas en odeur de sainteté avec le milieu de l’édition et, comme Céline, s’il n’est pas sur le devant de la scène, c’est en partie par sa faute. Exilé à Libourne chez sa mère, puis à Tours où il achète un petit kiosque à journaux faisant office de librairie, il se rend rarement à Paris, profitant d’une émission de radio où il est invité ou d’un rendez-vous avec son éditeur pour partager un repas et une bonne bouteille avec Eibel. Après avoir raté sa carrière de réalisateur, il se fait à l’idée d’avoir raté aussi celle d’écrivain. 

Le milieu de l’édition et le marché du livre 

Les deux écrivains accordent beaucoup d’importance aux revues dans la vie littéraire française. En 1952, alors que la N.R.F. ne paraît plus, Céline le reproche amèrement à Gallimard :
« Vous auriez encore la revue N.R.F., il serait facile de démontrer au public que la forme célinienne périme toutes les autres littératures, mais vous n’avez plus de revue pour défendre les auteurs de votre maison. » 
Martinet, lui, regrette de ne pas réussir à vendre de revues littéraires dans son kiosque à Tours. D’autre part, après avoir participé à l’aventure de la revue « Matulu » avec Eibel et Michel Marmin, il ne peut que constater les disparitions en chaîne des revues :
« D’après ce que Guégan m’a écrit il y a quelques temps déjà, « Subjectif » semble avoir sombré corps et biens. « Gang » n’a pas dépassé le numéro 2 ! Je ne regrette pas de ne pas avoir donné ma précieuse prose à ces deux revues qui me sollicitaient. » 

Chez les deux hommes, à cinquante ans d’écart, la même idée que les vrais lecteurs se font rares. Martinet peut même dire ironiquement : « Dommage qu’en France, il y ait plus d’écrivains que de lecteurs ! ». 
Martinet connaît bien mieux le circuit du livre et l’état du marché que Céline en son temps. Ce dernier couvre son éditeur de récriminations plus ou moins fondées et réclame, comme un caprice, une version illustrée du Voyage au bout de la nuit, alors que Gallimard lui rétorque qu’il fait très peu de beaux livres, ceux-ci n’étant demandés en librairie que pour la période de Noël. Céline tombe ensuite des nues (ou fait mine de tomber des nues) en apprenant qu’il doit de l’argent à Gallimard ― et celui-ci de lui répondre : 
« Cher ami, je ne comprends rien à votre lettre. D’ailleurs je ne comprends rien à vous-même. Comment pouviez-vous imaginer que vous n’aviez pas de dette vis-à-vis de la N.R.F. puisque vous avez demandé le versement de sommes excédant de beaucoup les ventes. Et qu’est-ce que c’est que ces histoires de critiques, de publicité, de prix littéraires. Je sais bien que le monde est moche, je sais bien que les gens ne sont pas purs. Mais croyez-vous que je peux payer un critique, plusieurs critiques, pour qu’ils consacrent des articles à vos livres, surtout s’ils ont des consignes. » 

Là où Céline semble traversé de contradictions vis-à-vis des médias (il se plaint du manque de considération pour ses livres mais rejette toutes concessions promotionnelles, refusant en 1952 que des exemplaires de Féeries pour une autre fois soient envoyés à la presse), Martinet paraît plus cohérent avec lui-même, plus tranquille avec tout ça, plus résigné aussi quant à son faible lectorat. Céline espère lui toujours rééditer le succès du Voyage et gagner une audience à la hauteur de son talent. 

Les cibles de Céline et Martinet 

Le ressentiment de Céline l’amène à dire des choses abjectes sur la plupart de ses contemporains : éditeurs, critiques littéraires, autres écrivains. Parmi ceux qu’il déteste particulièrement, on peut citer Colette et Proust ― et cela pour des raisons pas seulement littéraires. 
Si Martinet sait admirer (ce qui n’a pas l’air d’être le cas de Céline), certains écrivains ne sont guère épargnés par sa plume féroce, tel Gabriel Matzneff, dont il partageait le même éditeur (La Table ronde), qui en prend pour son grade… Le journaliste Jean-François Kahn ou la romancière Linda Lê en font également les frais, de même que certains animateurs d’émissions littéraires de France Culture auxquelles il a participé, en sortant toujours très déçu. 

Le milieu littéraire et la presse sont leurs cibles communes (Céline gardant durant toute son existence rancune envers ce « milieu » qui refusa le Goncourt au Voyage). La colère ou le dégoût le dispute souvent à une certaine forme de résignation ― surtout chez Martinet, comme le montrent ces extraits :  
« Bref, la question posée est la suivante : suffit-il d'avoir de bonnes manières, un certain vernis culturel, de jolis costumes et un nom connu pour être un bon directeur littéraire ? » 
« Autrement, je dois bien dire que je ne fais que feuilleter les journaux littéraires, qui m’apparaissent de plus en plus dérisoires, les lire en diagonale (et encore) est largement suffisant, même le « Monde des Livres », ce morne pensum qui vous dégoûterait rapidement d’ouvrir un bouquin. » 

En plus d’être instructif sur le monde de l’édition et la personnalité de Céline, sa correspondance peut être lue comme un « affrontement à distance », étalé sur plus de vingt ans, entre Gaston Gallimard et lui. Sa première cible, c’est bien son éditeur, tantôt considéré avec le plus grand respect (son roman Normance en 1954 comporte deux dédicaces : « À Pline l’Ancien » et « À Gaston Gallimard »), tantôt accusé de tous les maux ― à tel point qu’on peut se demander si toutes ses lettres sont à prendre au premier degré.

De drolatiques échanges parsèment cette étrange relation épistolaire qui paraît s’apaiser à la fin de la vie de Céline (avec le succès retrouvé pour D’un château l’autre, qui sera édité en poche), comme en témoigne la dernière lettre écrite par Céline, la veille de sa mort, adressée une fois encore aux patrons des éditions Gallimard :      

 

Mon cher Éditeur et ami,

Je crois qu’il va être temps de nous lier par un autre contrat, pour mon prochain roman « RIGODON »… dans les termes du précédent sauf la somme ― 1500 NF au lieu de 1000 ― sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF, et pars saboter tous les bachots !

Qu’on se le dise !

Bien amicalement vôtre

                                                                                                                                  Destouches

Pour conclure 

Ce que nous donne à lire ces cinquante années de correspondance de Martinet et Céline, c’est que le XXe siècle a été celui de l’industrialisation des métiers du livre, de la médiatisation des écrivains, le passage d’un monde à un autre. Nous sommes en effet passé d’un milieu éditorial dominé par les grandes maisons familiales incarnées par des figures d’éditeurs, tel Gaston Gallimard, qui peuvent faire des erreurs mais ont le mérite d’être des professionnels du livre en contact avec leurs auteurs, aux multinationales où la filière livres n’est qu’un détail dans un groupe gigantesque multipliant les activités comme la télévision, la presse, voire la vente d’armes…


Marianne Desroziers