John Kennedy Toole ou l’ironie tragique d’un Pulitzer posthume

 

« La Conjuration des imbéciles » : un livre culte ? 

Il faut se méfier de ces livres qu’on dit « culte » (idem pour les films), mais cela ne doit pas pour autant dissuader de les lire (rien ne devrait d’ailleurs nous dissuader de lire un livre, surtout pas les opinions antisémites de son auteur…). Qu’est-ce qu’un livre culte ? Un livre qu’on amènerait sur une île déserte ? Qu’on offrirait à son meilleur ami ? Qui pourrait presque nous réconcilier avec notre pire ennemi ? Un livre dont les personnages continuent de peupler notre imaginaire longtemps après l’avoir refermé ?      
John Kennedy Toole avait mis en exergue de son manuscrit la formule célèbre et cinglante de Jonathan Swift : « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui ». Ironie tragique quand on sait qu’il s’est donné la mort à 32 ans, désespéré de ne pas parvenir à se faire publier… D’autant plus ironique que le Pulitzer à titre posthume lui est donné en 1981, après la publication de « La conjuration des imbéciles » grâce aux efforts de sa mère. Désormais, il s’en est vendu 1,5 millions d’exemplaires et ce dans 18 langues. 

Sans me prendre pour Pierre Bayard  et voir des « plagiats par anticipation » partout, j’ai tendance à voir dans ce roman la version américaine, et drôle, de « Jérôme » de Martinet, écrit plusieurs années auparavant. Beaucoup de points communs unissent en effet les héros des deux livres : Ignatius, trente ans, obèse, diplômé en histoire médiévale, sans emploi, végète dans une maison minuscule et délabrée de la Nouvelle-Orléans, passant pour un inadapté. Ses rares incursions dans le monde du travail se sont soldées par de cuisants échecs : en tant que prof de fac, il a déclenché une manif d'étudiants contre lui, en tant que bibliothécaire il a tenu quinze jours avant d'être viré et de voir sa carte de lecteur annulée. Il a de grandes théories sur l'état du monde occidental de son époque (année 50/60 ?) et sur les moyens de retrouver un peu de « théologie et de géométrie ». Il écrit beaucoup et notamment son « Journal d'un jeune travailleur », où il raconte son expérience pour le moins étonnante en tant qu'employé d'une usine fabriquant des pantalons en perte de vitesse, puis en tant que vendeur de hot dogs ambulant. 

La galerie de personnages créée par J. Kennedy Toole est savoureuse au possible : Ignatius ; sa mère, à la fois abusive et dépassée par ce qu'est devenu son gros fils ; le flic Mancuso que son patron punit en lui imposant un déguisement nouveau chaque jour (hilarant) ; Santa, la tante de Mancuso, sorte de mémé trash qu'Ignatius appelle « la catin Battaglia » ; le « vieillard vicieux » Claude qui drague la mère d'Ignatius, obsédé par les « communisses » ; Lana Lee, la patronne du bar louche qu'Ignatius surnomme « la patronne nazie » ; Darlene, l'entraîneuse de ce bar qui veut devenir danseuse et qui fait un numéro pitoyable avec son perroquet qui tousse et perd ses plumes ; M. Levy, le patron et sa femme, desperate housewife avant l'heure qui veut sauver une pauvre octogénaire qui ne demande que la paix et la retraite ; un certain Dorian Greene qui doit son pseudo à qui vous devinez ; sans oublier un inoubliable personnage féminin, Myrna, avec qui Ignatius forme un « couple » aussi improbable qu'intéressant (elle milite pour l'épanouissement sexuel alors qu'Ignatius se prétend dégoûté par les relations sexuelles ; elle se met en tête de le sauver alors qu'il dit la détester et la traite d’« ignoble péronnelle » : leur relation est faite d'un mélange de curiosité et d'affrontement intellectuel. 
La drôlerie de ce gros roman (presque 500 pages), réside essentiellement dans les dialogues penchant tantôt du côté de l'humour noir, tantôt vers l'absurde, le trash et le mauvais goût. La critique acerbe de l’Amérique que fait John Kennedy Toole a laissé des traces durables dans la littérature américaine : on la retrouve notamment chez un écrivain comme Tristan Egolf, en particulier dans « Le seigneur des porcheries ».  

Deux extraits pour vous donner une idée du livre (si vous ne l’avez pas lu) ou vous remémorer de bons souvenirs (si vous l’avez lu)  

« J'ai encore dit à mes étudiants que, par égard pour l'humanité future, j'espérais qu'ils étaient tous stériles. » 

« Une casquette de chasse verte enserrait le sommet du ballon charnu d'une tête. Les oreillettes vertes, pleines de grandes oreilles, de cheveux rebelles au ciseau et des fines soies qui croissaient à l'intérieur même desdites oreilles, saillaient de part et d'autre comme deux flèches indiquant simultanément deux directions opposées. Des lèvres pleines, boudeuses, s'avançaient sous la moustache noire et broussailleuse et, à leur commissure, s'enfonçaient en petits plis pleins de désapprobation et de miettes de pommes de terre chips. A l'ombre de la visière verte, les yeux dédaigneux d'Ignatius J. Reilly dardaient leur regard bleu et jaune sur les gens qui attendaient comme lui sous la pendule du grand magasin D. H. Holmes, scrutant la foule à la recherche des signes de son mauvais goût vestimentaire. » 

L’autre livre de John Kennedy Toole : « La Bible de néon » (dont s’inspira l’excellent groupe Arcade Fire pour nommer son deuxième album) 

Certes, le meilleur livre de John Kennedy Toole reste sans conteste « La Conjuration des imbéciles » (personnellement, j'adore ce titre !), un des romans les plus hilarants que j'ai jamais lu. Pourtant, « La Bible de néon » vaut la peine d'être lu et considéré pour ce qu'il est, c'est-à-dire un beau petit roman initiatique, mélange de tendresse et de cruauté, écrit par un adolescent à peine plus âgé que Dave, personnage principal qui grandit dans une petite ville du Sud dans les années quarante. Si Dave est un enfant puis un jeune garçon très attachant (à peu près autant que les personnages de petites filles de Carson Mc Cullers), c'est la flamboyante tante Mae qui marque le plus le lecteur. C'est une chanteuse plus très jeune et dont la carrière est derrière elle mais qui ne se voit pas vieillir sous sa teinture blonde : elle suscite le désir des hommes, la médisance des femmes et la plus haute réprobation du pasteur et de sa femme, institutrice. On referme le livre en se demandant ce que va devenir Dave, en partance dans un train dont il ignore la destination...  

Pour en savoir plus :
― une critique de « La Conjuration » 
― un article pour les 30 ans de la sortie du livre
  


Marianne Desroziers