Jean-Pierre Martinet, écrivain ivre de désespoir et de littérature

 

Il est de ces écrivains qui vous bouleversent tellement que garder le secret de leur existence pour vous seul semble un acte criminel. Pour autant, difficile de conseiller Martinet à n’importe qui, à des inconnus dont vous ne savez pas s’ils auront les épaules assez larges pour encaisser le choc. Car on ne se plonge pas dans un livre de Martinet comme on allume la télévision ou comme on surfe sur Internet, d’un œil distrait, pour se détendre. La « lecture-plaisir » paraît ici hors de propos. Il semble plus approprié de parler d’épreuve initiatique et de jouissance esthétique morbide, tant l’écriture est aussi belle que le propos désespéré. 
Jamais je n’ai lu un écrivain plus pessimiste que Martinet : son univers est d’une noirceur absolue. Pas d’amitié possible entre les êtres, encore moins d’amour. Toute relation est vouée à une impasse. Cependant ― et c’est peut-être ça qui est si troublant ―, on peut sentir affleurer parfois un humanisme déçu, une tendresse ravalée à force d’avoir été rabrouée. Lire Martinet est une expérience forte, à conseiller aux lecteurs aguerris n’ayant pas peur de se confronter à des univers noirs, voire glauques, où la violence côtoie l’autodestruction (par l’alcool en particulier) et la perversion (celle des petites filles rousses surtout), la folie née d’un trop-plein de solitude. 
Bien entendu, l’œuvre de Martinet, et en particulier « Jérôme », son chef-d’œuvre, fait écho à sa vie, de ses rêves de cinéma inassouvis à sa mort à 49 ans seulement en 1993 à Libourne où il était revenu habiter avec sa mère après avoir sombré dans l’alcool, en passant par son premier roman « la Somnolence » en 1975 qui lui apporta l’estime de certains critiques littéraires avant l’oubli. C’est grâce aux bordelaises éditions Finitude que Jean-Pierre Martinet a pu être redécouvert par une nouvelle génération de lecteurs dans les années 2000 avec la réédition de « Jérôme », publié en 1978 aux éditions Le Sagittaire. On perçoit dans l’écriture de Martinet, grand styliste, l'influence de Lautréamont, Céline, Faulkner, Gombrowicz et des Russes…  

Petit tour d’horizon de l’œuvre de Jean-Pierre Martinet en cinq livres  

Jérôme (Finitude) 

Roman-monstre sur un personnage qui est lui-même un monstre et qui évolue dans un Paris monstrueux, largement fantasmé, ressemblant à Saint-Pétersbourg. Ce gros livre est un grand roman sur la solitude, le désir inassouvi et la pulsion de mort. Cette lecture est très prenante, une de celles, rares, qui marquent et qui comptent dans une vie. Le personnage de Jérôme Baush nous ramène à notre propre humanité et inhumanité. Un livre magnifique dont on a du mal à sortir et dont on ne sort pas indemne : un vrai chef-d'œuvre inconnu du XXe siècle, à ne pas mettre entre toutes les mains. 

Extrait :
« Solange me répétait souvent, ces derniers temps, comme à peu près chaque année vers la mi-avril, qu'il allait falloir bientôt se méfier de la douceur de l'air. Surtout ne pas s'abandonner, ne pas se laisser aller à la nostalgie de l'amour et des caresses, car alors on est foutu. Foutu, tu comprends Jérôme ? Sa voix ne me parvenait qu'assourdie, lointaine, comme celle d'une morte déjà, mais chaque mot se gravait dans ma mémoire. Oui, poursuivait-elle, mieux vaut respirer l'odeur infecte des canaux, eux au moins, avec leur eau croupie et toutes les saloperies qu'elle charrie, ne mentent pas. Que le printemps crève, qu'il ne revienne jamais. »  

L’ombre des forêts (La petite vermillon) 

Céleste est femme de ménage chez un vieil homme aigri et solitaire qui vit reclus: il ne lui adresse jamais la parole, ne lui donne même pas d'ordre, à part la liste des courses (surtout le whisky). Elle trompe son ennui dans le pastis et le nettoyage compulsif inutile. Quant à Rose Poussière, ne lui dites pas qu'elle a 70 ans, elle est persuadée d'en avoir 40 tant il est vrai que sa première identité, Mademoiselle Edwina Steiner, est morte dans les camps de concentration à l'âge de 30 ans. Comme tous les personnages de Martinet, elle crève de solitude et flirte avec la folie (elle est persuadée qu'elle grésille sous la pluie et à cause de ça n'ose pas sortir de l'hôtel où elle habite). Ce roman est superbe mais superbement noir, pas un rai de lumière dans les romans de Martinet et pourtant ça sonne vrai et résonne profondément en nous, comme un écho à des sensations familières. La force de Martinet c'est son style, très réfléchi et travaillé, l'écriture coule avec une fluidité déconcertante et l’on ne peut s'arrêter de lire une fois commencé (heureusement, le livre est composé de petits chapitres permettant de reprendre son souffle). 

Extrait :
« Aucune douce lumière. Ni atroce blancheur de ciel. Se coudre les paupières, avec du fil de fer, comme l'on faisait autrefois avec les éperviers sauvages. Ne plus supporter cette saloperie qui me nargue, et continue à me cracher à la figure son immonde lumière jaunâtre, épaisse, gluante, du pus. Pas sommeil. Inutile d'insister. Heureusement qu'il me reste une bouteille de Saint-Emilion. »  

La Somnolence (Finitude) 

Monologue hanté par la solitude et la folie de Martha, septuagénaire qui attend la mort en buvant du whisky, en mangeant des petits fours, en interpellant Dieu et son père pendu, en remâchant sa haine et sa vie ratée. Un texte magnifique mais où aucune place n’est laissée à l’espoir, à l’amour, à la vie tout simplement : les personnages de Martinet, quand ils ne se suicident pas, se laissent suicider. Ici, le désir et le plaisir sont toujours « troubles ». Si les adultes sont lâches et veules, les enfants ne valent pas mieux : dans les cours d’école, des petites filles rousses, maigres, pleines de crasse, « vicieuses », massacrent de gros garçons idiots avant de se débarrasser de leurs corps. Quand on pense que « La Somnolence » est le premier roman de Martinet, publié à 31 ans, on ne peut qu’être ébloui par l’originalité de l’univers et le style de cet auteur qui s’affirmera encore un peu plus dans « Jérôme ». La disparition de Martinet à 49 ans, en 1993, las de cette vie, fait regretter aux lecteurs conquis de ne pouvoir lire d’autres livres de ce très grand écrivain méconnu. 

Extrait :
« Que ta chair est douce, petite fille... Aussi douce que les jeunes laitues du jardin de mon père, aussi tendre... Le rasoir y pénètre avec un plaisir de plus en plus grand. Tiens, reçois ce coup sur ta petite joue fraîche, et celui-là sur tes jolies lèvres, qui ne seront jamais souillées par aucun homme. Vide, le paradis ? Un désert ? Dieu, une langouste ? En tout cas, toi, ma chérie, tu vas te rendre compte qu'il y a du monde en Enfer. C'est surpeuplé, tu vas voir. »   

Nuits bleues, calmes bières, suivi de Orage (Finitude) 

Encore un excellent livre de Martinet, plein de désespoir et de bizarre tendresse. Encore un bel objet édité par Finitude : je n'ai pas d'actions dans cette maison d'édition et ils ne sont pas de ma famille mais il faut reconnaître que les couvertures sont soignées, l'impression faite sur un très beau papier et j'adore la petite chouette sur la tranche (emblème des éditions Finitude). 

Extrait :
« Ce soir-là, en rentrant chez lui, après avoir renversé une bonne dizaine de poubelles, égorgé trois chiens et giflé un aveugle saoul qui l'avait pris pour Marylin Monroe (il avait essayé de l'enlacer au milieu de la rue, sous la pluie, mais il avait réussi à s'échapper. L'aveugle avait fini par glisser et gesticuler sur la chaussée en suppliant sa chère Marylin de revenir), il se dit que, décidément, il n'avait plus grand-chose à voir avec le gentil petit garçon que sa grand-mère emmenait tous les soirs, en hiver, sous les flocons de neige en coton hydrophile, aux "Dames de France", place Abel-Surchamp, à Libourne, se gaver de pâtes de coing à cinq francs, au milieu des ampoules rouges et bleues clignotantes. »  

Ceux qui n’en mènent pas large (Le Dilettante) 

Un livre mineur de Martinet, certes, mais un très bon livre quand même, plus drôle que d'habitude même si l'on sent poindre derrière le cynisme de cet anti-héros les regrets de Martinet de n'avoir pas réussi en tant que cinéaste. 

Extrait :
« L'air devenait irrespirable. C'était à cause de Marie Beretta. Chaque fois qu'il pensait à elle, il étouffait. C'était une souffrance qu'il n'aurait pas su décrire. Même un génie de l'écriture, un Chandler, un Mac Coy, aurait baissé les bras. D'ailleurs qui lui demandait de décrire cette souffrance ? Juste le sommeil. Juste le sommeil consolait. Ou peut-être la mort, comment savoir ? Où était la ligne de partage des eaux ? »  


Pour approfondir le sujet :
― un article sur Nuits bleues, calmes bières
― un billet sur le blog de Mollat 
― une brève évocation de Martinet 
― une critique de Ceux qui n'en mènent pas large
  


Marianne Desroziers