« Orlando » de Virginia Woolf
Orlando (1928) s’inscrit chronologiquement dans la lignée expérimentale
de La Chambre de Jacob (1922), Mrs Dalloway (1925) et La Promenade au Phare (1927) qui marquent plusieurs étapes dans la rupture de l’auteure avec la narration
romanesque classique issue du roman victorien. Virginia Woolf multiplie les expériences littéraires et narratives et se situe dans le même courant de remise en question que Marcel Proust et James
Joyce.
Parcours biographique
Virginia Woolf est née Adeline Virginia Alexandra Stephen le 25
janvier 1882 à Kensington (Londres). Julia Jackson, mère de Virginia, est connue comme un des modèles favoris de la photographe Julia Margaret Cameron (1815-1879), dont elle était la nièce. Ses
portraits, remarquables, nous frappent encore par la ressemblance entre Julia et sa fille.
Virginia Woolf appartint au Groupe de
Bloomsbury qui développa de nouvelles théories politiques, littéraires et artistiques destinées à révolutionner la vie intellectuelle britannique, jugée trop conservatrice.
Elle épousa en 1912 l’écrivain et critique Leonard Woolf (1880-1969), qui devait lui survivre vingt-huit ans. Ils se firent éditeurs et fondèrent en 1917 la Hogarth Press qui publia la plupart des œuvres de Virginia.
Virginia Woolf refusait les conventions
littéraires issues de l’ère victorienne et édouardienne. Toute sa vie, elle batailla à la recherche d’un style d’écriture novateur, de rupture, plus impressionniste et psychologique que
proprement enraciné dans la linéarité concrète, dans l’action romanesque, dans le réalisme post-naturaliste et social caractéristiques de Wells, de Thomas Hardy (mort en 1928 alors qu’il avait
délaissé le roman au profit de la poésie) et Galsworthy. Elle ne rompit que progressivement avec la tradition, le formalisme, se remettant sans cesse en question, surtout à partir de La Chambre de Jacob (1922) jusqu’à la radicalité des Vagues (1931), auquel il est fait référence dans l’excellent
roman de Ian McEwan Expiation (qui cite aussi Rosamond Lehmann et Elizabeth Bowen), extraordinaire quatuor de monologues intérieurs dialoguant en une
polyphonie polytonale. Ses dernières années, les divers maux mentaux dont souffrit la romancière freinèrent sa production littéraire. Certains experts ont supposé qu’elle était atteinte de
troubles bipolaires.
Virginia Woolf se suicida par noyade le 28 mars 1941 dans la rivière
Ouse, près de Monk's House, sa maison de Rodmell, après avoir lesté ses poches de pierres.
Genèse d’Orlando
Au premier abord, Orlando, publié en 1928 par Quentin
Bell et Angelica Garnett ,paraît en totale contradiction avec l’expérience de concentration spatio-temporelle de Mrs Dalloway. Virginia Woolf renoue
apparemment avec un certain type de romans historico-biographiques pratiqués par William Makepeace Thackeray : L’Histoire d’Henry Esmond et
Barry Lindon.
De fait, elle s’inscrit dans la continuité de ses expérimentations,
choisissant cette fois l’exercice de style de l’étalage de l’action sur trois siècles et demi, de 1586 à 1928, résumant à travers son personnage-titre toute l’histoire d’une certaine Angleterre
des Tudor aux Années folles. Pari risqué, inédit à l’époque, mais pari réussi, qui semble une gageure, un défi jeté à la fois à H.G. Wells (les éléments fantastiques et temporels) et à John
Galsworthy (saga et vie d’un héros central permettant de dépeindre l’évolution d’une société et de ses mœurs comme dans La Saga des Forsythe dont
l’intrigue se déroule de 1886 à 1926), ses détracteurs et contradicteurs.
Orlando se veut tout à la fois un
pastiche de biographie romancée et une critique ironique de la littérature anglaise de l’ère élisabéthaine à nos jours. Virginia Woolf ne manque pas de décocher ses flèches — via parfois le
personnage ridicule de Greene, contempteur des écrivains de la fin de l’ère Tudor puis, réincarné en influent critique victorien — alors qu’Orlando met plusieurs siècles (reflet des difficultés
personnelles qu’éprouvait la romancière dans son art ?) à parachever son poème Le Chêne, obtenant enfin le succès… en 1928.
Orlando aborde les thèmes de la
transsexualité et de la bisexualité, du transgenre, ce qui le fait apparaître comme une œuvre prophétique vis-à-vis de l’actualité socio-culturelle. Le personnage-titre n’est pas le seul doté au
cours du roman de cette faculté transformiste, suscitant l’illusion, la méprise parfois : l’archiduchesse Harriet Griselda de Finster-Aarhorn et Scand-op-Boom du XVIIe siècle devient
l’archiduc Harry au siècle suivant. Cette idée de transsexualité et d’androgynie n’est pas tout à fait neuve. Sans remonter à l’Antiquité, elle a été utilisée par Honoré de Balzac dans un curieux
roman médiumnique, Séraphîta (doit-on rappeler que Balzac fut en France un des pionniers de la littérature fantastique sous l’influence d’E.T.A.
Hoffmann ?) puis par Catulle Mendès et André Messager dans un opéra-comique représenté en 1888 : Isoline. De même, un hermaphrodite célèbre
vécut au XIXe siècle et fit l’objet d’un film de René Féret : Le Mystère Alexina.
De fait, le roman Orlando aurait été rédigé en hommage à Vita Sackville-West (1892-1962), une romancière
lesbienne dont Virginia Woolf tomba amoureuse en 1922 lorsqu’elle intégra le Groupe de Bloomsbury. Vita Sackville-West, bien que mariée à Harold Nicolson (un diplomate bisexuel qui lui-même la
trompait avec des hommes) et ayant eu deux fils, Benedict et Nigel, fut l’amante de Violet Trefusis, fille de la maîtresse officielle d’Edouard VII Alice Keppel. Ses romans, comme Haute Société, traduit en français en 2008 aux éditions Autrement, connaissent actuellement un regain de
faveur. Nigel Nicolson a affirmé qu’Orlando était un roman d’amour écrit par Virginia pour Vita, représentée par le personnage-titre.
Orlando est divisé en six
chapitres.
Chapitres 1 à 3 : vie masculine
d’Orlando puis passage au sexe féminin
Cette période s’étend du règne d’Elizabeth 1ère (1558-1603), dernière souveraine de la dynastie des
Tudor, à celui de Charles 1er Stuart (1625-1649), sans toutefois atteindre la guerre civile elle-même et la Révolution anglaise.
Rien n’est dit sur la date de naissance d’Orlando, comme dans une biographie classique. Virginia Woolf nous a accoutumés à une écriture sans
commencement ni fin classiques : ainsi, rappelons qu’elle gomma tout le début primitivement projeté de Mrs Dalloway, pour concentrer l’ouvrage
sur une journée unique, à l’image d’Ulysse. Le récit débute directement à l’adolescence du personnage, lorsqu’il a seize ans, à l’apogée de l’époque
élisabéthaine. On ignore tout de ses parents, des détails de son ascendance, de son lignage, bien qu’on sache qu’il ne s’agit aucunement d’un personnage apparenté aux classes populaires. Sa
lignée noble semblerait remonter à l’origine du monde. D’emblée, Orlando ressent davantage une vocation pour la littérature, la poésie, un amour de la nature, qu’une attirance pour le métier des
armes, propre pourtant à sa caste. Beau parti fort convoité, il collectionne les prétendantes sans conclure avec aucune d’elles. De même, Orlando éprouve une attirance pour les personnes de
moindre extraction, d’un rang social inférieur, plébéien, ne détestant pas s’encanailler en compagnie du peuple, au port et dans les tavernes, avec les femmes de mauvaise vie, en cette Angleterre
truculente et paillarde non encore corsetée. On distingue dans cette phase de l’existence d’Orlando plusieurs épisodes notables, sur lesquels Virginia Woolf s’étend tout
particulièrement :
— la vie de cour et la rencontre avec la reine Elizabeth âgée qui fait du tout jeune gentilhomme un favori demeurant avec elle, loin des
campagnes militaires. Virginia Woolf insiste sur la jeunesse, l’androgynie, l’ingénuité d’Orlando, sorte d’éphèbe raffiné et chamarré voué à remplacer Leicester et
Essex ;
— le passage au règne de Jacques 1er et le Grand Gel de 1608 (dont la date, supposée connue par les lecteurs
éclairés du roman, n’est pas précisée), teinté de fantastique et d’incongruité, avec le premier véritable amour sérieux puis déçu d’Orlando pour la Russe Sacha (l’ambivalence sexuelle du
diminutif doit être soulignée) alias la princesse Maroussia Stanilovska Dagmar Natacha Iléana Romanovitch, venue dans la suite de l’ambassadeur moscovite (nous sommes alors dans une période assez
confuse de l’histoire russe, entre la mort de Boris Godounov et l’accession des Romanov au trône en 1613). Sacha berne Orlando, jouant du côté romanesque du jeune homme, et lui préférant un
marin. Orlando s’exilera de la Cour, se vouant à la quête de la poésie (premières tentatives de reprendre Le Chêne qu’il commença à composer dès
1586) tout en connaissant une première expérience singulière de sommeil ;
— la première rencontre avec Nicholas (Nick Greene), personnage tout aussi fictif, qui lui-même transcende et traverse les époques, tour à
tour poète et pamphlétaire contempteur de la littérature élisabéthaine (qui se poursuit et s’achève sous Jacques 1er Stuart), infatué et ridicule, sorte de Désiré Nisard du début du
XVIIe siècle préférant les auteurs antiques et ne parlant que de la Gloâr qui guidait les écrivains gréco-latins, puis critique littéraire acharné de
l’époque victorienne, qui, non sans contradiction, célèbre ceux qu’il haïssait deux siècles et demi auparavant au détriment des poètes et romanciers du temps de Victoria ;
— le retour en grâce sous Charles 1er (Orlando devient chevalier de la Jarretière puis du Bain tout en obtenant un titre ducal) et
l’ambassade à Constantinople, afin d’échapper à l’intrusion domiciliaire indésirable de l’archiduchesse Harriet Griselda qui a instillé en lui l’idée de l’amour-mirage trompeur, dit Amour noir, ambassade mouvementée, toute en magnificence et en fêtes, le mariage illégitime avec la danseuse bohémienne Rosita Lolita suivi d’une insurrection
locale contemporaine d’une longue phase de sommeil, de léthargie, déclenchée lors de la supposée et incertaine nuit de noces, débouchant non seulement sur une ellipse temporelle, une éclipse
narrative, un saut d’époque, mais surtout sur la métamorphose d’Orlando en femme. Virginia Woolf invente à loisir des obscurités, des incertitudes, les lacunes documentaires auxquelles peut se
heurter tout biographe, tout en donnant des précisions de dates (jour, mois) mais non de millésime. Elle s’amuse à confronter des sources fictives, des témoignages lacunaires, parodiant le
travail des historiens.
Milieu du chapitre 3 et chapitre 4 : première vie féminine d’Orlando en Turquie et en Grèce, puis retour au pays natal
Orlando vit parmi les Bohémiens dont elle découvre la liberté des mœurs, les conceptions sociales non entravées, moins
conformistes que celles de l’Angleterre, avant de rentrer par la mer dans son pays natal, où, enfin vêtue en femme après avoir porté des vêtements asexués et ambivalents au cours de sa vie
errante tzigane, elle découvre la différence des rapports masculin-féminin, les clefs de la séduction et des artifices de la femme (par exemple les mouches), la condition inférieure de son sexe
et les pesanteurs sociales.
Nous sommes passés au début du XVIIIe siècle, à la fin du règne d’Anne (1702-1714) et Virginia Woolf en profite pour placer la rencontre
d’Orlando avec les salons, les écrivains importants Pope, Swift et Addison, avec une certaine dérision et raillerie toutefois : elle démythifie les personnages, souvent momifiés et confits
dans leur gloire. De même, Orlando joue au cours de cette époque sur les multiples travestissements, alternant les toilettes masculines et féminines, brouillant les pistes et les distinctions de
sexe, finissant par mener une existence mythique, légendaire, à la semblance aventureuse du chevalier d’Eon. Elle se complait à laisser colporter ces légendes. Il faut dire qu’elle est victime du
peu de considération dont son sexe fait l’objet : Orlando est une femme en procès, spoliée, dépossédée de ses droits et de ses titres. Elle se trouve, dans ses errances en habit d’homme,
confrontée aux femmes de condition modeste, aux prostituées.
Chapitre 5 et début du chapitre 6 : le XIXe
siècle
Une des scènes les plus remarquables de la littérature et de la représentation symbolique de la fuite du temps
clôture le chapitre 4 : la mise en parallèle de la tombée de la nuit, du changement de journée via les douze coups de minuit, et du passage d’un siècle (le XVIIIe) à l’autre. Virginia Woolf
met cette accélération du temps à profit pour développer son aversion pour l’époque victorienne qu’elle juge ténébreuse.
La détestation de Virginia Woolf pour le XIXe siècle est manifeste : elle s’étale en considérations sur les modifications affectant le
ciel, les teintes, lu climat, plus froid, plus humide, et sur les incidences de ces transformations sur la végétation puis l’environnement socio-culturel. Elle insiste sur l’hypocrisie de
l’époque, sur la condition de la femme semble-t-il dégradée comme jamais et vouée uniquement au mariage et à la maternité ; cette fécondité accrue lui paraît un fondement de l’expansion
politique et économique du Royaume Uni, de la prospérité de l’Empire britannique.
La surcharge décorative de l’ère victorienne fait
horreur à Virginia Woolf, les lourdeurs des appartements obscurcis, du ciel assombri, rendu triste (de fait par les fumées d’usines, la pollution industrielle qui débute) de même les entraves de
la mode féminine (insistance sur les crinolines-carcans). Orlando, par une sorte de refus, se réfugie dans l’espace privé de sa vieille demeure de Blackfriars, où elle se replonge dans l’écriture du poème Le Chêne. Elle oppose le lyrisme de la nature, revivifiée et
inchangée en apparence, quasi immuable, la multiplication des impressions au contact de celle-ci, quel qu’en soit le siècle, à l’étouffement oppressif du Londres de
Victoria.
Le paradoxe de ce siècle honni est la découverte de l’âme sœur, qu’Orlando épouse : Marmaduke Bonthrop
Shelmerdine, esquire, sorte d’aventurier des mers et d’explorateur, au nom des plus grotesques. En plus de nouvelles ambiguïtés sexuelles (ni Marmaduke ni elle ne paraissent sûrs de leur sexe et
doivent conséquemment en faire la preuve), Virginia Woolf se moque éperdument des clichés romanesques les plus éculés : les circonstances de la rencontre entre Orlando et Marmaduke (l’homme
à cheval) est un clin d’œil délibéré à Jane Eyre, teinté d’humour. Le chapitre 5 s’achève sur la scène extravagante des noces.
L’époux promptement éloigné, évacué, les jeux de la composition littéraire reprenant, Orlando se retrouve habiter à Mayfair après Blackfriars,
lorsqu’elle retrouve Nick Greene, qui, par esprit de contradiction, encense désormais les grands écrivains élisabéthain pour mieux rejeter les poètes et écrivains les plus célébrés du milieu XIXe
siècle : Tennyson, Browning et Carlyle (par ailleurs historien et essayiste). Il est significatif que sont cités de préférence des auteurs morts âgés, comblés d’honneurs et momifiés dans une
gloire officielle, un peu comme nos académiciens, postérieurs à l’époque romantique bien plus appréciée de nos jours. Elle finit par commander au libraire l’ensemble de la littérature
victorienne, s’encombrant d’un fatras médiocre, où, sans que Virginia Woolf ne les nomme, seuls quatre grands écrivains existent, noyés dans la masse de ceux qu’elle énumère, voués à un juste
oubli.
Fin du chapitre 6 : nouvelles ellipses et
passage au présent
L’histoire nous emmène de manière rapide à une date précisément citée, celle du présent : le jeudi 11 octobre
1928. L’on passe en quelques lignes de Victoria au XXe siècle, via une brève évocation du règne d’Edouard VII. Orlando est un écrivain primé, reconnu pour Le Chêne, poétesse émancipée, qui conduit et fume, se vêt parfois de pantalons (signes importants de l’émancipation de la femme des années vingt avec le droit
de vote). Un personnage plus que jamais hanté par la fuite du temps, le saut des siècles, les évocations fugaces du passé, l’enivrement lyrique que l’observation du spectacle tout simple de la
nature, des détails banals, ténus, suffit à inspirer. Une Orlando contemporaine de Virginia elle-même, proche en son portrait final de son amante Vita, une Orlando écho de Mrs Dalloway, revenue à l’unité de temps et d’action à la seule journée présente du 11 octobre 1928, en un ralentissement, un étalement du flux temporel, à
travers un Londres trépidant, des grands magasins, des emplettes effectuées par une personne cossue. Orlando s’en revient en sa demeure encore habitée par les ombres, les illusions des siècles
qu’elle a traversés, où le moindre objet et ustensile s’est imprégné des traces des personnages illustres qu’elle connut, en successions fugitives de fragments de scènes se télescopant dans sa
mémoire, avec cette extraordinaire mise en perspective, en plans de plus en plus distants, éloignés dans le temps, jusqu’à ce mystérieux moine, spectre le plus lointain (remonterait-il à
Chaucer ?). Tout finit par s’évanouir, galerie et personnages, sous les coups d’une horloge.
Le roman s’achève par la perception et l’évocation nocturne de paysages et d’autres fantômes du passé, jusqu’à ce que le vol de l’avion ramène
Orlando en 1928 alors que minuit sonne.
Considérations finales sur la singularité d’Orlando
Le roman de Virginia Woolf, quatre-vingt-cinq ans après sa publication, peut dérouter un lectorat accoutumé à une
littérature dépouillée, dépourvue d’épanchements lyriques et de descriptions minutieuses proches de la peinture et de la musique impressionnistes. Orlando est selon moi bien dans la continuité des expériences littéraires radicales de l’auteure, sorte de pastiche de biographie, certes, mais qui pousse
jusqu’à ses derniers retranchements la narration linéaire, avant l’expérience éclatée et polyphonique des Vagues. Orlando inaugure un nouvel aspect de l’ultra littérature, telle que je pense il faut la qualifier. Le texte est
baroque, sciemment excessif, d’un excès assumé, presque superlatif et surréaliste, par l’accumulation labyrinthique des détails égarant les lecteurs peu accoutumés à ce style. C’est un immense
poème symphonique ramassé, condensé, où la prolifération est rendue nécessaire par la volonté de Virginia Woolf de ne pas s’étendre sur des volumes entiers.
Orlando est hanté par la fuite du
temps, un temps élastique, inconstant, où le personnage vieillit au ralenti (elle ne déclare que trente-six ans à la fin, en 1928, alors qu’en tant qu’homme, au XVIIe siècle, elle n’avait vécu
avec ce premier sexe que jusqu’à trente ans bien qu’elle eût dû être bien plus âgée déjà, Charles 1er ne régnant qu’à compter de 1625, soit près de cinquante ans après le commencement
du roman). Orlando est l’expression littéraire de la relativité. Le comput, le marquage des heures, le passage des époques, par une translation
accélérée, la présence des horloges sonnantes, sont des motifs obsédants, presque permanents. L’heure de minuit, que l’on prétend fatidique, en leitmotiv, est chaque fois celle des événements
importants émaillant le récit, jusqu’à sa conclusion.
Orlando se caractérise aussi par la
nostalgie, le retour permanent aux demeures, lieux de l’enfance, de la jeunesse, à la maison natale, le long du déroulement des siècles. C’est une quête des racines.
Orlando est aussi un roman
humoristique, d’un grotesque assumé, ne serait-ce que par les noms à rallonge de certains protagonistes, et par la multiplication des situations cocasses. L’intrication perpétuelle entre les
monologues intérieurs d’Orlando, exposés par fragments, par impressions successives ou fugitives, les descriptions, les conversations et les actions, engendre une sorte de tapisserie
inextricable, de kaléidoscope. L’écriture ressemble à une promenade transtemporelle, à une pérégrination, comme souvent chez l’auteure qui délaisse l’action conventionnelle au profit des
déambulations physiques et psychologiques du personnage-titre, ainsi qu’il en fut dans Mrs Dalloway. Malgré le découpage en chapitres encore
pratiqué, on acquiert l’impression d’une narration continue.
Ecrivaine réputée d’un abord difficile, Virginia Woolf a moins souvent été adaptée que d’autres auteurs anglo-saxons comme Henry
James.
Orlando fit l’objet en 1993 d’une
transposition cinématographique de Sally Potter, avec Tilda Swinton dans le rôle-titre. Quentin Crisp en Elizabeth y joue du travestissement. Le film diffère du livre tout en le suivant assez
fidèlement (peut-on parler d’ouvrage inadaptable tant il est délicat de traduire en images un style particulier ? Les tentatives d’adapter Marcel Proust en témoignent), simplifiant
çà et là, prolongeant l’action jusqu’aux années 1990, là où Virginia Woolf achevait sur son propre présent (lorsqu’elle mentionne en cours de texte une date du XXe siècle, « aujourd’hui-même
(le 1er novembre 1927) », page 75, c’est sans doute parce que l’auteure en était ce jour-là à ce stade de l’écriture).
Nicole Kidman interpréta, fort bien grimée, le rôle de Virginia Woolf en 1922 alors qu’elle commence à travailler sur Mrs Dalloway, dans l’adaptation à l’écran du roman de 1998 The Hours de Michael Cunningham par Stephen Daldry,
sortie en 2002.
Christian Jannone