Épisode 3 : Cherche encore !
Le lendemain matin, Axtone décida de faire rétablir sa liaison Internet. C’était vital pour avancer dans ses investigations. Et il garderait le reste du fric pour les frais d’enquête. Il y en avait toujours. Mangin patienterait de gré ou à coups de billes d’acier. Il se rendit à vélo chez son opérateur télécom. Il fit aussi rétablir son abonnement au téléphone mobile. Ensuite, il passa aux choses sérieuses : l’achat de deux bouteilles de pastis, sa ration de survie pour quelques jours.
En arrivant dans le hall de l’immeuble, il cacha ses deux bouteilles sous la cage d’escalier et monta sur la pointe des pieds, matraque à la main. Pas de loueur en embuscade… Le téléphone fixe sonna. C’était son ex. Il réprima un juron.
— Attends une seconde…
Il dévala l’escalier pour récupérer son bien le plus précieux et le rangea soigneusement dans le tiroir avant de reprendre le combiné téléphonique :
— Qu’est-ce ce qui te fait croire que je picole ? Tu as entendu des bouteilles s’entrechoquer ? Tu as l’ouïe trop fine, comme quand tu m’entendais ronfler. Bon, j’ai du boulot… Oui, exceptionnellement… À propos, je suis à sec. J’ai fait réviser la pension alimentaire. C’est toi qui vas m’en verser une, dorénavant… T’aurais pas dû appeler ? En effet… Non, pas de piste, je la cherche… Toi aussi, j’espère… Allez, salut !
Il raccrocha et sortit la photo qu’il montrait à tout le monde. Il la contempla en buvant du pastis. Il fit des recherches sur Internet concernant Monsieur Marquette, l’autre amoureux de Nadia. Adjoint au maire, chirurgien à l’hôpital local, un notable au-dessus de tout soupçon. Comme le docteur Petiot… Pas dans les pages blanches de l’annuaire, hélas (pas Petiot, Marquette)… Il appela Fritz.
— Bonjour capitaine, bien dormi ? D’accord, trêve de politesse. J’aurais besoin de l’adresse du domicile d’Alain Marquette. Et celle de ses résidences secondaires, s’il en a… Oui, ce sera tout. Je vous renverrai l’ascen… Allô ?
Fritz avait raccroché. Tant pis, Axtone devrait filer le toubib à la sortie de l’hôpital. Ce serait délicat à vélo. Il avait dû vendre sa voiture pour raisons financières. Et s’il empruntait celle de sa cliente ? Délicat aussi…
Il se rendit à l’hôpital en deux-roues. À l’accueil, entourée d’un comptoir, une jeune femme tout à fait charmante de dos rangeait des dossiers médicaux sur une étagère murale.
— Le docteur Marquette est là ?
Il dut se forcer pour rester impassible quand elle se retourna avec un sourire commercial. Une bombe sensuelle, 19/20.
— Vous avez un dossier médical ?
— En fait, je viens lui parler d’un projet municipal.
Envolé le sourire d’accueil. Mais les sourcils froncés lui allaient presque aussi bien. 17/20.
— Ce n’est pas l’endroit, Monsieur. Je crois qu’il consulte en mairie.
— Sur rendez-vous. Or son agenda est plein comme un œuf, bluffa Axtone. À quelle heure termine-t-il ?
Il n’avait pas envie de planquer pendant des heures. La patience n’était pas son point fort.
— Je ne suis pas autorisée à donner ce genre d’information. D’ailleurs le professeur Marquette n’a pas d’heure.
— Vous, je suis sûr que vous en avez. Vous finissez à laquelle ? susurra-t-il en se penchant vers elle.
— Je suis allergique à l’anis, grimaça-t-elle avant de lui tourner le dos pour retourner à ses dossiers.
Il en profita pour enfiler un couloir, à titre de consolation. Des patients en chemise blanche patientaient sur un banc. Il s’assit à côté d’un vieillard.
— Vous connaissez le professeur Marquette ?
— Pour sûr ! Il devait m’opérer. Mais plus question… Suis pas fou, moi !
— Pourquoi ?
— Pardi ! Vous êtes pas au courant ?
— Euh… Des problèmes d’accès Internet…
— Il a raté une opération hier. Le malade est resté paralysé. Pauvre père Clameur… Je le connaissais… Enfin, je veux dire, je le connais.
— Savez-vous à quelle heure termine le professeur ?
— Tôt ! gloussa le patient. Plus personne veut se faire charcuter par lui, dame !
Axtone lui montra la photo.
— Jamais vue. Qui est-ce ?
D’un pas las, le détective alla attendre la sortie du professeur sur le parking de l’hôpital. Il poireautait depuis une heure en se massant les tempes quand il sentit un étau l’étrangler par-derrière.
— J’vous tiens salopard ! exulta le loueur. La police fait pas son boulot, alors j’vais m’faire justice moi-même.
Étant ado, Axtone avait pratiqué des années de judo. Il projeta son agresseur vers l’avant. Mangin retomba lourdement sur le bitume, sonné. Ce morpion de rouquin devait être là pour soigner son front. Il serait bon pour se faire retaper le crâne aussi. Et même le tibia : Axtone décida de lui casser une patte pour ne plus l’avoir dans les siennes. L’arrivée d’une femme portant des fleurs le fit renoncer à regret.
— Il a fait un malaise ! cria-t-il. Appelez le personnel médical !
Il s’éclipsa et attendit un peu plus loin, vélo à la main. Enfin, il vit passer Marquette dans sa grosse limousine. Madame Marie aurait dit qu’il payait encore moins de mine qu’Axtone : un petit quinquagénaire bedonnant et grisonnant, plus répugnant encore que sa photo sur le site Internet de la mairie.
Axtone n’eut pas trop de mal à le suivre dans les bouchons de l’heure de pointe. La voiture s’engouffra dans un parking souterrain. Le cycliste en profita pour reprendre son souffle et attacher son vélo. Il sonna ensuite à plusieurs noms — sauf Marquette — à l’interphone de l’immeuble au-dessus du parking. On finit par lui ouvrir sans qu’il ait à dire un mot. Les interphones n’arrêtent personne mais rassurent les résidents, comme les patrouilles de police. L’ascenseur était au quatrième, lui exprima le cadran lumineux. Il s’y rendit. Une des portes palières portait le nom du chirurgien. Des éclats de voix lui parvinrent. Il colla son oreille à la porte.
— Quoi ? Je rentre crevé et t’as même pas fait la cuisine ?
— C’est tes patients que tu crèves ! J’croyais que le boucher dînait avec sa pute ! Va la retrouver, gros porc !
— Si c’est comme ça, j’irai demain ! Après avoir vu mon avocat pour le problème de Clameur.
— Prépare aussi ton divorce ! Je vais te faire cracher au bassinet !
De toute évidence le domicile conjugal, socle apaisant et ressourçant du cocon familial… Axtone avait connu ça. Jusqu’au drame…
Il retourna chez lui en vélo. La nuit était tombée. Plus prudent que la veille, il aperçut de loin les silhouettes désormais familières des deux flics devant la porte de son immeuble. Ce fumier de Mangin avait dû encore chouiner dans leur giron. Alors par-derrière. Il habitait au premier étage. La fenêtre de sa cuisine restait en permanence ouverte pour évacuer les odeurs de cuisine, et parfois de vomi : il n’y avait rien à voler. Il éteignit son mobile et monta par la gouttière, n’alluma aucune lumière, siffla une demi-bouteille de pastis somnifère et s’endormit sur le lit tout habillé.
Tôt le lendemain, il emprunta la même voie pour ressortir après un rapide petit déjeuner anisé. Il se félicita de n’avoir pas remboursé le violent rouquin quand il loua une voiture. Il n’eut pas à attendre longtemps que la limousine de Marquette émerge du parking souterrain. Le notable déchu conduisait nerveusement, pressé par le stress de son affaire embarrassante, ou par l’amour de sa pute. S’il ne s’agissait pas de Nadia, Axtone devrait reprendre l’enquête à zéro. Et demander une nouvelle avance… Le pastis s’évaporait si vite dès que la bouteille était ouverte…
Il se gara sur un passage piéton, selon la coutume du pays, pendant que Marquette allait voir son baveux dans le minuscule quartier d’affaires du patelin, trois ou quatre immeubles de quelques étages. Comment survivaient les gens, avec le chômage et le déclin ? À crédit, comme lui, enfin un peu moins que lui. Il patienta une bonne heure en compagnie de sa copine de verre, sa seule amie. Les amis, il ne parvenait plus à s’en faire ou bien ça ne l’intéressait pas. La plupart des humains le dégoûtaient, lui y compris. Une seule chose l’intéressait et le faisait tenir, en dehors de sa copine de verre.
Le mobile sonna. C’était Fritz, pas content du tout. Il lui raccrocha au nez et éteignit l’engin.
Après deux rasades, il rangea son amie dans la boite à gants : il ne lui restait plus beaucoup de points sur le bout de carton rose. Il en avait vendu à un délinquant routier multirécidiviste qui tutoyait l’annulation de permis. Ça lui avait payé une semaine ou deux de loyer.
Marquette sortit en coup de vent de chez son avocat, l’air encore plus soucieux. Il s’engouffra dans son véhicule et démarra en trombe. La limousine quitta la ville et suivit la nationale bordée de champs. Le trafic assez dense permettait à Axtone une filature propre, laissant un, parfois deux véhicules s’interposer entre la cible et lui. Marquette prit une toute petite route sur la droite, presque un chemin de terre, entre un champ et un bosquet.
Latuile continua tout droit : il se serait fait immédiatement repérer en tournant aussi. Il fit demi-tour dès que possible, comme braillent les GPS vocaux, et emprunta à son tour à allure réduite la petite route. Quelques centaines de mètres plus loin, il aperçut une maison en bordure de la chaussée. Il s’arrêta aussitôt sur le bas-côté et poursuivit à pied, vérifiant machinalement la présence dans ses poches de la matraque et du lance-pierres salvateur. S’il y avait un chien, ce serait un peu plus difficile de dégoter un appât…
Pas de chien. Une barrière aisément franchissable. Marquette misait plus sur la discrétion du lieu que sur la défense d’un camp retranché. La limousine était garée devant une ferme ancienne restaurée. Le jardin était en friche, les vitres de la bicoque sales. L’odeur de foin pourri, surtout, n’invitait pas à la romance. Une planque de première pour un improbable nid d’amour. Axtone prit quelques photos puis s’avança dans l’angle mort des fenêtres.
Un hurlement de souffrance bestiale retentit. Curieuse coïncidence : chaque fois qu’il approchait du repaire d’un suspect, il était accueilli par un cri. Mais cette fois, il n’y avait pas à se tromper : ce n’était pas un cri orgasmique. Malgré son peu de compassion pour le genre humain, il se mit à courir. Il entra dans le vestibule et suivit la direction des gémissements, dans le grand salon. Marquette était prostré dans un fauteuil, les yeux rivés sur une feuille de papier qu’il tenait à deux mains. Il ne prêta aucune attention à l’irruption d’Axtone. Derrière ses fines lunettes rondes à la Heinrich Himmler, il clignait des yeux. Bref, il était drôlement secoué.
— Qu’écrit Nadia ? hasarda le détective en s’avançant dans la pièce.
— Elle est repartie en Roumanie. Elle a vendu les bijoux que je lui ai offerts. La seule vraie bonne action de ma vie, l’avoir sortie du ruisseau… Mon amour n’était pas réciproque. Je la croyais sincère. Ah, la duplicité des femmes !
— Celle des hommes la vaut bien. Pourquoi avoir continué à fréquenter le « Bar des Amoureux » ?
Pour la première fois, Marquette se tourna vers Axtone. Ses yeux clignaient toujours. On aurait dit qu’une gomme avait effacé les traits énergiques de son visage, ceux qu’il avait encore quand il était sorti de chez lui le matin même. L’élan de l’espoir avait disparu.
— Pour donner le change. Éviter d’attirer des gens comme vous… Ça n’a plus d’importance, maintenant. Mon avocat vient de m’annoncer que j’allais perdre mon droit d’exercer la chirurgie, ma femme demande le divorce pour faute, ma carrière politique est foutue, et Nadia… Oh, Nadia…
Axtone lui montra la photo.
— Vous la connaissez ?
Il réfléchit un moment, il connaissait tant de patientes.
— Non. Qui est-ce ?
— Ma fille. Une ado disparue. C’est pour ça que je me suis spécialisé dans la recherche de personnes. J’ai l’impression que j’aurai plus de chances de la retrouver. Je la montre à des tas de gens. Un jour, ça va payer. Hein ? Hein ?
— Peut-être…
— J’en ai jamais parlé à personne. Je me demande pourquoi je me confie à vous...
— Parce que je suis plus malheureux que vous, sans doute.
Lordius