Position 29
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Dans les épisodes précédents :
Psychœ a reçu l’ordre de placer une bombe pour en finir avec le magnat Bolzaire.
Crevert doit quant à lui le protéger à tout prix.
Pendant ce temps, Bolzaire et Bougebouche se terrent comme des rats.
Étable en marbre...
Dorures ; angelots aux chairs débordantes ; tableaux de maîtres ; le marbre de Carrare accordait au lieu une lumière raffinée.
C’était là que se planquaient le maître Bougebouche et son éternel invité : le magnat Bolzaire, qui avait généreusement accepté, en plus de toutes les gares, d’annexer les trois étables restantes.
La pièce centrale des appartements, le cabinet privé, témoignait d’un penchant assez louche pour la déco rococo.
— Je vais utiliser le super-Bolzaire, annonça le magnat en salivant. Je veux transformer Métapoly en blockbuster (1). Ce sera une histoire large et efficace, truffée d’innovations, qui feront vivre « physiquement » au lecteur ce qui se passe dans le livre.
— Et c’est quoi le super-Bolzaire ? questionna Bougebouche sans beaucoup d’intérêt.
— Le Labyrinthe va devenir un parc d’attractions et mes trains vont y transporter des millions de touristes !
Le maître ne répondit rien. On ne discute pas avec les paranoïaques.
— Il y a là un nain vêtu d’un costume du Ku Klux Klan qui demande audience.
— C’est notre homme, dit le magnat Bolzaire, introduisez-le !
Se rappelant ce qui venait d’être dit à propos du cabinet privé, le garde marqua une réticence.
— Non, je veux dire : faites-le entrer, espèce d’imbécile.
Le nain jaune fit son entrée par la porte d’entrée.
— Entrez donc, lui dit Bolzaire.
— Si avec tout ça le lecteur n’a pas compris… soupira le maître Bougebouche en regardant le plafond peint par Tiepolo.
— Il fallait lever l’équivoque, plaida Crevert, soucieux de sa réputation.
— Estime et cætera, salua le magnat Bolzaire.
— Bien sûr, négligea l’autre.
Soudain, ses yeux tourbillonnèrent et ricochèrent sur les chefs-d’œuvre. Devant tant de splendeurs, l’inspecteur de la police des fous fit un malaise.
— Le syndrome de Stendhal, diagnostiqua Bougebouche.
Le magnat Bolzaire exécuta une danse de Saint-Guy explicative :
— Une femme s’est présentée au portail du nid d’aigle en prétextant venir réaliser un buste de cet imbécile de Bougebouche.
— Ah ?
— Nous l’avons laissé entrer et elle en a profité pour creuser un trou et installer une machine infernale que nous avons localisée.
— Parfait ! dit le nain jaune en se frottant les mains.
Les trois personnages se dirigèrent en sautillant vers une petite alcôve.
— Tout est en marbre ici, expliqua Bolzaire. Ça n’a pas été très difficile de tailler cette cavité avec un burin et un marteau.
Un tic-tac sinistre émanait d’une boîte métallique de la taille d’un ballon de basket.
— Il faut absolument la désamorcer, régenta Bougebouche.
— Absolument, dit Crevert, je vais me faire seconder par un de nos meilleurs artificiers, l’inspecteur Crochetrain.
— Comme vous voulez.
Le nain jaune alluma le grand miroir d’un carrousel galopant. Le faciès stupide de son collègue apparut.
— Allô, Crochetrain ? Je vais neutraliser la bombe, vous êtes prêt à m’aider ?
— Écoutez, mon vieux, devança ce dernier, j’accepte de contrôler la situation, mais il va falloir m’obéir aveuglément et sans discussion. Dites-vous bien qu’à partir de maintenant, je ne tolérerai aucune objection de votre part.
— D’accord.
— Vous êtes devenu de facto mon subordonné. Je suis votre supérieur hiérarchique.
Crevert ne put réprimer une convulsion dans son mollet.
L’inspecteur Crochetrain poursuivit :
— Une seule option pour vous : la soumission ! Je suis désormais le directeur.
— Tout à fait.
— Le chef ; le manager ; le responsable ; le dirigeant ; le gourou ; le grand patron…
— Oui, concéda Crevert d’une voix renégate.
— Bien ! souffla Crochetrain, je constate que vous êtes dans des dispositions favorables. Alors, écoutez-moi bien : munissez-vous d’une cisaille, car lorsque vous ouvrirez le ventre du monstre, il y aura plusieurs fils amarante. L’un d’entre eux sera probablement placé sur un connecteur indigo.
— Oui ?
— Et un autre sur un connecteur cæruleum.
— Je vous écoute…
— Un troisième sera relié à une interruptrice aigue-marine.
— Parfait.
— Abordons à présent le câblage bistre.
— Absolument, j’allais vous le demander...
— Il y aura deux raccords gris de Payne connectés à un bouton noir. Mais attention, couper l’un de ces deux raccords équivaudra à déclencher l’explosion.
— Je vois.
— À vous de choisir…
— D’accord.
— À présent, allez-y, ouvrez le capot ! ordonna un Crochetrain gonflé comme un biceps de sa propre importance.
Le nain jaune dévissa prudemment le couvercle de la bombe.
— Je ne vois pas un seul fil, rapporta-t-il, il n’y a que deux pointes métalliques.
— Pas de fil ? bégaya l’inspecteur Crochetrain, humilié. Alors c’est que le détonateur fonctionne par électromagnétisme.
Crevert envisagea, dans une illumination fulgurante, de suggérer au père chétif la mutation de Crochetrain à la circulation dans le Labyrinthe.
— C’est… c’est une situation encore plus compliquée et beaucoup plus dangereuse que ce que je craignais, prévint ce dernier.
— Non, ça y est, dit Crevert, j’ai débranché la prise.
Tandis que le nain jaune répondait aux applaudissements en saluant à gauche et à droite, le magnat des chemins de fer exécuta, malgré son âge, un double salto arrière.
— Bravo, félicita-t-il, vous avez été très drôle !
— Vous trouvez ?
Bolzaire arpenta la pièce comme le ferait une limace par un jour de pluie.
— Métapoly est encore une petite structure, précisa-t-il, le rire y est trop rare ! Le fini romanesque a été démystifié d’une façon ironique (et pour tout dire sacrilège) pour imiter l’époque victorienne.
Il marqua une petite pause.
Crevert en profita pour faire semblant d’avoir compris quelque chose.
— Mais nous allons nous développer, poursuivit le magnat. Et, si vous en avez tout près du fion, vous resterez avec nous. Le Lecteur saura s’en souvenir !
1 Un blockbuster est une bombe si puissante qu’elle fait exploser un pâté de maisons.