Chapitre 3 : Visite de courtoisie

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« Madame Keller, Monsieur vous attend pour dîner. »
Aucune réponse. La domestique hausse les épaules, redescend l’escalier et rejoint le séjour. Le docteur Keller y est assis dans son fauteuil, face à la cheminée : l’air soucieux, il contemple le combat des flammes contre le bois sec. Son esprit s’égare. Il repense à sa fille, à l’avenir qu’il lui avait tracé ; au jardinier aussi, qu’il considérait comme un homme de confiance, et qui l’avait souillée. Comment avait-il pu commettre un tel acte ? Gâcher ainsi son existence et celle de sa famille…

— Monsieur Keller, pardon de vous déranger mais Madame refuse de quitter sa chambre. Elle ne m’a même pas répondu. Sa santé m’inquiète, elle ne se nourrit presque plus et reste enfermée là-haut toute la journée…
— Ce n’est pas grave, Marie. Il faut lui laisser du temps. Elle va reprendre le dessus, c’est une femme forte, vous savez. Je dînerai seul. Merci, vous pouvez y aller.
La domestique se retire sans dire un mot. Les braises semblent soudain crépiter plus fort tandis que la pièce retombe dans le silence. Chercheraient-elles à le prévenir d’un danger ? C’est peine perdue : l’abattement qui frappe le bon docteur est trop grand pour qu’il puisse discerner la mort qui approche dans l’obscurité.


Lorsque des battements sourds retentissent à la porte, il n’a pas encore fini de manger. Plus que le dérangement, c’est l’incongruité d’une visite à cette heure tardive qui l’agace. Il s’essuie rapidement les lèvres sur sa serviette brodée puis hésite à se lever. Doit-il aller ouvrir ? Ou attendre que la personne qui continue de frapper à sa porte s’en aille ? Qui peut bien venir ici maintenant ? Tous les villageois étaient présents à l’enterrement de sa fille, ils savent qu’il a pris un congé pour s’occuper de sa famille en deuil. Et si quelque chose de terrible avait eu lieu à nouveau ?
Le docteur se dirige vers la porte en craignant l’annonce d’un autre drame. À travers le judas, l’homme qu’il discerne lui est inconnu : une redingote noire, un haut-de-forme tout aussi sombre à la main, des cheveux de jais plaqués sur une longue figure blême. Il croit distinguer sur son visage un mince sourire qui le met mal à l’aise mais se décide quand même à ouvrir.
— Que voulez-vous, mon brave ?
— Monsieur Keller, je viens vous adresser mes sincères condoléances, répond l’étranger dans un bien plus large sourire.
— Qui êtes-vous ? Je ne vous ai jamais vu, vous n’êtes pas du village ! Comment savez-vous ce qui est arrivé à ma fille ?
— Il y a méprise, Monsieur Keller. Je ne viens pas m’entretenir avec vous d’un sujet aussi futile que la mort de votre enfant.
— Comment osez-vous ! Partez tout de suite ou vous allez le regretter !
— En êtes-vous sûr ?

— Je n’ai pas de temps à perdre, surtout en ce moment !
— Je ne serai pas long. Je vous assure.
— N’insistez pas ! Je ne suis vraiment pas disposé à vous écouter.
— C’est pour votre bien, Monsieur Keller. Et ne vous en faites pas, votre fille n’a pas souffert.

Pris d’un accès de rage, le docteur traverse le couloir et retourne dans le séjour. Sa main s’apprête à empoigner la crosse du fusil posé au-dessus du grand buffet quand celle filiforme de l’étranger la retient.
— Ne faites pas ça.
Keller se dégage et regarde l’homme avec effarement. Il sourit et paraît très calme, comme si cette situation lui convenait parfaitement.
— Monsieur, mourir dans le mensonge est une chose effroyable : c’est pourquoi je vais vous dire la vérité avant de vous ôter la vie.
— Vous êtes fou… Partez maintenant ! Partez !
— Encore un peu de temps, si vous le voulez bien. Savez-vous que vos proches vous ont menti ? Qu’on vous a manipulé ?
— Arrêtez, vous ne savez rien…
— Votre chère fille n’a pas été violée. C’est elle qui a supplié le jardinier, qui l’a harcelé pour le pousser à l’acte. La petite voulait découvrir les choses de la vie, que voulez-vous… Quant au concierge, il n’était pas sûr de ce qu’il avait vu et n’a fait que répéter les mensonges de votre fille. Elle ne voulait pas vous décevoir, j’imagine. C’est ainsi que les choses commencent toujours…
Keller, frappé de stupeur, recule pour s’appuyer à la table du séjour ; ses deux mains se cramponnent sur le bord saillant avec violence.
— Au fond de vous, vous n’avez jamais cru que cet homme avait pu violer votre fille. Pourtant, comme tous dans le village, vous n’avez rien fait. Ni quand il a été arrêté et jugé sommairement, ni quand on l’a torturé, crucifié et laissé pour mort en haut de cette colline. Vous avez été lâche et aveugle, aussi coupable que votre fille, que votre femme et tous ceux qui ont pris part à cette ignominie. Votre jardinier, cet homme que vous connaissiez depuis si longtemps, a eu beau clamer son innocence, vous jurer qu’il n’avait pas abusé d’elle, vous ne l’avez pas écouté. Personne ne l’a écouté. Vous pensez être une communauté honorable, mais vous n’êtes que de grouillantes vermines, d’infâmes coléoptères qui pullulent et se reproduisent jusqu’à détruire tout ce qui les entoure. Je maudis l’homme, cette entité malsaine issue de la fange. Je vous maudis tous et il est temps pour vous de payer.

Devenu livide, le visage du docteur est plus pâle encore que celui de Serphar. Il ne sait plus quoi dire, plus quoi penser ; son cœur lui semble prêt à crever sa poitrine et le pouls qui bat et résonne à ses tempes pourrait le rendre fou. Sa gorge serrée cherche un peu de salive. Il voit alors le visage de l’étranger se couvrir d’épaisses dartres noirâtres, comme victime d’une fulgurante infection. Ses yeux ont disparu pour laisser place à deux énormes crevasses d’où s’écoule lentement un fluide mat semblable à du pétrole.
D’un mouvement vif, Serphar sort un stylet de sa poche, son poignet décrit dans l’air une courbe ascendante. Keller tombe à genoux, portant les deux mains à sa gorge tranchée d’où jaillissent des flots de sang. Serphar recule de quelques pas pour laisser à son agonie le docteur ; il en profite pour essuyer soigneusement la lame d’argent du stylet à l’aide d’une serviette de table.
La mort vient vite et le visage de Serphar apaisé retrouve son apparence normale. Avant de partir, il s’accroupit près du cadavre, pose une main sur la tête gisant dans une flaque pourpre, enfonce ses doigts fins dans la bouche figée et en retire, comme un trophée ou un souvenir, ce qu’il était venu chercher : une langue trop bien pendue.


Cyril Calvo

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