La pièce d’échecs
Une enquête du célèbre commissaire Bourresifflet, adaptée en quatre actes par Rodez-Limpeau.
Avec, par ordre d’entrée en scène des personnages :
- Madame Cucuffe
- Le docteur Sancé
- Henri Tournelle
- Mam’zelle Nasson
- Le commissaire Bourresifflet
- L’inspecteur Février
- L’inspecteur Lecas
*
Acte I
La scène représente le boudoir de madame Cucuffe. On frappe à la porte. Elle se dirige vers celle-ci en gloussant. Entrent deux hommes et une femme.
Madame Cucuffe (d’une voix grinçante) ― Ah, vous voilà enfin ! Hin hin hin. Ce n’est pas trop tôt, je commençais à m’inquiéter !
Le docteur Sancé ― Bonjour, ma tante. Comment allez-vous ce soir ?
Madame Cucuffe ― Oh ben, ça ne va pas bien fort… J’ai l’impression que vous allez m’assassiner.
Mam’zelle Nasson (d’une voix mielleuse) ― Vous assassiner ? Allons, tatie, il ne faut pas dire des choses pareilles, voyons ! Ce sont bien de drôles d’idées, ça. Et d’abord, pourquoi voudrait-on vous faire ça ?
Madame Cucuffe ― Oh, ben déjà parce que je suis une vieille pouffiasse, hein ? Hin hin.
Henri Tournelle ― Oui, ça oui, tantine. Mais on ne tue pas les gens pour ça, hein ? Des vieilles pouffiasses, il y en a des centaines, et s’il fallait toutes les supprimer, on n’en aurait jamais fini.
Madame Cucuffe ― Oui, mais moi, je suis aussi une ordure. Hin hin hin, de la vraie racaille de première.
Le docteur Sancé ― Oui, mais ça tout le monde peut en dire autant, hein, tante ? Regardez ma femme ! Eh bien, il n’y a pas plus friponne qu’elle, pas vrai ? Une vraie pendarde.
Mam’zelle Nasson (prise de solidarité féminine) ― Dis Alain, ça ira, oui ?
Madame Cucuffe (haineusement) ― Oh, ça je le sais bien, va ! Je t’avais dit de ne point marier cette gueuse ! Mais moi, j’ai quand même empoisonné mon mari, en remplaçant son café par de la mort-aux-rats…
Le docteur Sancé ― Oui, c’est vrai, mais vous deviez sûrement avoir vos raisons, non ?
Madame Cucuffe ― Mes raisons ? C’est parce que je suis une vraie salope, oui ! D’ailleurs j’ai décidé de vous déshériter tous les trois. Dès demain, j’irai voir mon notaire, pour prendre mes dispositions, hin hin hin… Allez, là-dessus, bonne nuit !
Elle se dirige vers sa chambre. On ne la reverra plus.
Acte II, scène 1
La scène représente le bureau bourgeois et coquet du commissaire Bourresifflet ; ce dernier s’apprête à interroger les trois suspects. L’inspecteur Février, son subalterne, se charge de dactylographier laborieusement leurs dépositions.
Le commissaire Bourresifflet (benoîtement) ― Asseyez-vous, docteur. Alors… Vous vous appelez Alain Sancé, vous avez quarante-six ans, vous êtes le neveu de la victime… Et vous exercez la profession de psychanalyste…
Le docteur Sancé ― D’aliéniste !
Le commissaire Bourresifflet ― Oui, c’est ça, d’aliéniste, pardon… Et depuis dix ans, vous êtes le directeur d’un asile de fous, « Le Tournis du Roy », près de Tours…
Le docteur Sancé ― Oui, c’est cela, à un détail près : l’institut ne s’appelle pas « Le Tournis du Roy » mais « Le Tourniquet de la Reine », en réalité.
Le commissaire Bourresifflet ― Oui, bon. Admettons ! On ne va pas atermoyer…
Acte II, scène 2
Même décor.
Le commissaire Bourresifflet (l’air de rien) ― Asseyez-vous, madame.
Mam’zelle Nasson (avec véhémence) ― Mademoiselle !
Le commissaire Bourresifflet (confus) ― Pardon, mademoiselle. Excusez-moi. Alors… Vous vous appelez Jessica Nasson, vous avez trente-deux ans, vous êtes la nièce de la victime… Et vous êtes, depuis dix ans, la propriétaire du haras « Le manège de la Sale Tour » ?
Mam’zelle Nasson ― En fait, depuis huit ans. Mais oui, c’est exact.
Le commissaire Bourresifflet ― Oui, bon. Admettons ! On ne va pas tergiverser…
Acte II, scène 3
Même décor.
Le commissaire Bourresifflet (onctueux) ― Asseyez-vous, monsieur. Alors… Vous vous appelez Henri Tournelle, vous avez cinquante-six ans, vous êtes le neveu de la victime… Et vous êtes, depuis vingt ans, tourneur dans une usine de Tourcoing.
Henri Tournelle ― C’est bien ça, Monsieur le commissaire.
Le commissaire Bourresifflet ― Ah bon ? Je… je n’ai pas fait d’erreur, alors ? C’est bizarre ça !
Henri Tournelle sort de scène. Bourresifflet et Février restent seuls.
L’inspecteur Février (pensif) ― Pas facile cette affaire, hein, commissaire ? On dirait qu’ils avaient tous les trois intérêt à faire disparaître la vieille Cucuffe, non ? À votre avis, lequel est l’assassin ?
Le commissaire Bourresifflet ― Je n’en sais rien. Viens, allons casser la croûte, il est midi.
Entracte.
Acte III
La scène représente un beau et grand restaurant où Bourresifflet et Février sont confortablement installés. Ils ont commandé deux verres de vin blanc Menetou-salon et une choucroute garnie. Soudain arrive Lecas, passablement excité.
L’inspecteur Lecas (exhibant fièrement un bout de bois) ― Regardez, patron, on a retrouvé ceci tout près du corps de la victime…
Le commissaire Bourresifflet (ennuyé) ― Allons bon, v’là autre chose. Qu’est-ce que c’est encore que ce petit bitoniot ?
L’inspecteur Lecas ― C’est une pièce d’un jeu d’échecs, patron. Une tour. Ça prouve que l’assassin s’est servi d’un jeu d’échecs pour accomplir son forfait… Car le labo est formel, c’est avec cette tour qu’on a porté le coup fatal à la victime.
L’inspecteur Février ― Alors là, pour moi le crime est signé, pas vrai, commissaire ? Cela désigne bien évidemment cette grosse tour de Jessica Nasson, la propriétaire du « manège de la Sale Tour »…
Le commissaire Bourresifflet (mangeant) ― Ah bon, pourquoi ?
L’inspecteur Février ― Pourquoi ? Eh bien, mais parce que cette pièce d’échecs est un indice qui devrait nous mettre sur la piste… et l’activité que l’on pratique dans un manège, c’est de faire des tours à cheval, non ?
L’inspecteur Lecas ― Ah oui ? Non, moi c’est plutôt ce « bon docteur » Sancé que j’avais dans le collimateur…
Le commissaire Bourresifflet (buvant) ― Ah bon, pourquoi ?
L’inspecteur Lecas ― Eh bien, il est le directeur d’un asile d’aliénés, oui ou non ? Et lorsqu’on doit boucler des dingues, que fait-on ? On les enferme à double tour !
Le commissaire Bourresifflet (s’essuyant avec sa serviette) ― Et pourquoi ne soupçonnez-vous pas l’autre, là : Henri Tournelle ?
L’inspecteur Lecas ― Tournelle, le tourneur de Tourcoing ? Alors là, excusez-moi patron, mais je ne vois vraiment pas le rapport avec notre affaire…
L’inspecteur Février ― Hé, attends ! Un tourneur, ça travaille sur un tour, non ?
Acte IV
La scène représente un bistro avenant et commode. Accoudés au zinc, Bourresifflet, Lecas et Février y dégustent quelques bières, en connaisseurs.
L’inspecteur Lecas ― Patron, j’ai ma petite idée sur le motif du crime. À mon avis, on a tué la vieille Cucuffe pour empocher son héritage.
L’inspecteur Février (préoccupé) ― Moi aussi, pour le mobile, j’en suis arrivé aux mêmes conclusions. Par contre, je trouve qu’il y a quelque chose qui cloche dans tout ça… Les neveux, si clairement désignés comme coupables à la police. En fait, tout ça me paraît un peu trop évident et je me demande si, finalement, il ne s’agirait pas plutôt d’un suicide maquillé en meurtre…
L’inspecteur Lecas ― Un suicide ! Mais pourquoi cette vieille toupie se serait-elle suicidée ? Et puis, tu oublies qu’elle a été frappée avec une tour…
L’inspecteur Février ― Oui, mais je ne sais pas, après tout, elle aurait pu se frapper elle-même !
L’inspecteur Lecas ― Ah tiens, c’est vrai ! Et elle aurait fait ça pour nous jouer un bon tour, par exemple. Ce n’est pas bête. Et vous, commissaire, personnellement, qu’en pensez-vous ?
Le commissaire Bourresifflet ― Fous-moi un peu la paix avec tout ça, tu veux bien ?
RIDEAU
*
La critique de Jules Cuit
Les enquêtes du commissaire Bourresifflet ont connu un succès planétaire. Il faut dire que si beaucoup d’entre elles furent maintes fois adaptées pour le cinéma ou pour la télévision, ce fut beaucoup plus rare dans le domaine du théâtre. C’est pourquoi cette pièce, signée par Joseph Rodez-Limpeau, est une incontestable perle rare.
On y retrouve bien l’ambiance qui sent le munster, le graillon et les petites gens du Bassin parisien qu’affectionne tant le bougon et subtil commissaire. Et Simon Persavet nous campe ici, une fois de plus, un Bourresifflet magistral.
On pourrait toutefois reprocher le choix du Menetou-salon, qui dénote absolument avec la choucroute, mais ce serait chicaner.
Voilà, ceci clôt donc en beauté ce florilège théâtral, dans la mesure où l’agacement éprouvé par le personnage de Bourresifflet est à l’image de celui qui pourrait nous guetter nous-mêmes si nous prenions le risque fantaisiste de le poursuivre.
*
Et vous, que pensez-vous de cette dernière pièce ?
Avez-vous apprécié le tour étonnant pris par l’histoire ?
Ce feuilleton vous a-t-il plu pour son audace ou révolté par sa légèreté ?
Souhaitez-vous nous faire partager d’autres œuvres théâtrales méconnues ?
Nous attendons vos opinions tranchées en commentaires !