« Tomates » de Nathalie Quintane

 

Pas d’imparfait du subjonctif, un rien de débraillé, mais un texte très travaillé sous cette désinvolture de façade, et bien sûr un livre qui ne se laisse ranger dans aucune catégorie : non ce n’est pas une autobiographie même s’il est question de Quintane intime, non ce n’est pas un essai littéraire même s’il l’on nous dit ce que n’est pas le « rôle des littératures », et oui bien sûr c’est un livre rebelle qui dit bien fort qu’on ne le fera pas verser dans le « style » ni dans le « récit ». Ainsi que Nathalie Quintane l’expliquait dans l’émission d’Arnaud Laporte sur France Culture dont elle était l’invitée, le 20/11/2010, cette juxtaposition, ce mélange des registres et des tons (ironique, humoristique, grave) qui confère à ce livre son caractère hétérogène et fragmentaire doit beaucoup au texte de Schiller, Criminel par infamie, qui est à la fois essai et récit de fait divers. Mais à quoi bon encore parler de ces Tomates dont l'un des paradoxes et de revendiquer une confidentialité résistante et farouche (« un POL normal de l'écurie moyenne, mille exemplaires maximum loin des gondoles ! Mais attention, ce sera peut-être un pôle de regroupement... », Sitaudis dixit), et d'avoir bénéficié d'une couverture promotionnelle d'ampleur : beaucoup de critiques (toutes dithyrambiques) parues dans le Monde des livres, L'Humanité (14/10/2010), Libération, dans Politis (14/11/2010), Télérama, Poezibao, etc. Toutes louangeuses donc, pas la moindre analyse qui mette un tant soit peu l’objet et son auteur à distance critique. C’est le dernier Quintane, tout simplement. Dès les premières pages, « ça commence comme du Quintane » et c’est forcément, c’est fatalement, intelligent, décalé, dérangeant, authentique.

 

Austérité de ce livre, exigences clamées, refus, dégoûts. Rencontre avec un écrivain, ses états d’âme, ses doutes plus ou moins affirmés, ses interrogations. Il ne s’agit pas de n’importe quel auteur, il s’agit de Nathalie Quintane. Un auteur invité à des lectures publiques, des festivals, bref, un auteur dont le nom porte caution, ainsi qu’il en est question, de manière énigmatique, à travers deux expériences de « flash fasciste » à demi relatée. Cette notoriété fait partie du pacte de lecture conclu avec ce livre ; c’est à partir de la position que Nathalie Quintane occupe au sein d’un certain champ littéraire (celui de la littérature expérimentale) d’où elle s’exprime qu’il convient de juger de certains choix, de certaines citations (dont le peu d’intérêt ― celle d’Orion Scohy au Cipm ― montre que seul le geste extracteur quintanien ― celui de l’adoubement ― compte), de certains commentaires d’œuvres contemporaines (celle d’Alféri, avec laquelle/lequel elle dialogue) : bref, un livre où se lisent aussi des stratégies qui en débordent le cadre et qui s’y trouvent habilement estompées (lorsqu’elle fait visiblement semblant de se demander si ce livre sera édité : interrogation réelle au moment de l’écriture et conservée après publication ? Et alors dans quel autre but si ce n’est de montrer qu’on a beau s’appeler Quintane, on n’est pas à l’abri d’un refus de son éditeur ni même, suprême humilité, d’une récrimination de la part d’un membre de jury de concours ?). La mise en scène physique et autobiographique qu’elle entreprend (dans ce livre et aussi à l’occasion d’entretiens) ne répond-elle pas au même souci d’adoucir, d’assouplir, de ne pas paraître trop parfaite, de paraître même gauche, forte tête mais Berthe, forte et fragile, d’introduire un semblant de dérision de soi afin de parer la critique, afin de minorer, de dissimuler toute trace du processus de canonisation en cours, afin de nier les relations objectives de domination et de subordination au sein d’un réseau dont Nathalie Quintane occupe (se positionne pour occuper) le centre, afin de souligner son destin de minorité ? Il s’agit de se montrer d’autant plus en situation de « minorité », voire de marginalité, d’ex-centricité élective en tant qu’auteure/lectrice d’abord, femme ensuite et provinciale enfin par rapport à la société prise dans son ensemble, et cela, l’insistance sur cette mise à l’écart sociale, même volontaire, vient brouiller la nature du statut dont Nathalie Quintane jouit au sein d’un système plus restreint, c’est-à-dire d’une chapelle littéraire : « minorité parce que je lis des livres, minorité parce que c’est de la littérature, minorité parce que lisant des livres et en écrivant je suis tout de même née d’employés, eux-mêmes nés d’ouvriers, minorité parce que mesurant un mètre quatre-vingts, je suis une femme, et que j’ai de grands pieds, minorité parce que j’habite à la campagne […] » (p.11-12). Tomates se lit également comme la poursuite d’un projet pour le moins subtil de mythification littéraire, qui va des origines banlieusardes et populaires que Nathalie Quintane prend soin de magnifier en déboulonnant aussitôt la statue (l’axe Pierrefites-Digne-les-bains dégradé en « Pommes de terre frites ») pour aboutir à cette notoriété de Jeanne d’Arc des avant-gardes, savamment édifiée à coups de rencontres, de publications, d’événements fondateurs désormais cultissimes (Stéphane Bérard, Christophe Tarkos, les lectures, la revue RR, etc.).

Tomates, dans ses dernières pages notamment, est un plaidoyer pour un « autre usage des littératures » : sortir de l’extase au style et du vouloir apprendre quelque chose en lisant. « Le rôle des littératures » dit Quintane (le singulier eût fait trop pontifiant, mais le pluriel ici contredit le propos, tant c’est bien le but de certaines littératures ― et pas LA grande, comme c’est ici sous-entendu, que de ne vouloir être que pédagogique et/ou hédoniste), n’est ni de donner à apprendre, ni d’être le lieu de rencontre des happy few, venus chercher ce qu’ils savaient par avance trouver. La responsabilité de l’écrivain écrit encore Nathalie Quintane, ce sera par exemple de ne pas se plier à la loi du rythme qui enlève, ou encore de refuser de se prêter au jeu du récit ; de ne pas être conforme aux lois du genre : « […] pour ce livre je dois faire quelques concessions ― parce que quelques concessions est rythmiquement comme un petit cheval qui galope et que je sais que cela fera plaisir, ce petit cheval qui galope, et qu’on me tiendra rigueur, si je ne fais pas galoper le petit cheval » (p.60). Si dans Tomates la syntaxe se relâche, si le vocabulaire prend l’air, c’est donc bien sûr parce que l’auteur, bien que maîtrisant les grands tours de la langue française, ne veut pas y verser ; qu’il entend couper court au fascisme de la langue, aux attentes tellement convenues du lecteur, ne surtout pas répondre à la quête fébrile du beau phrasé, de la montée magistrale au filet, du revers lifté de la période. Les jaillissements parodiques (Ponge) et poétiques sonnant comme de brusques rappels au génie, gifles que s’auto-administre la virtuose subitement agacée de ses propres caprices, et qui remet les choses et la langue à leur place. Ceux qui ne sont pas convaincus par la démonstration seront bien sûr les « réacs », les Charles X de la langue française, les petits Franco de service, puisque, ainsi que Quintane nous l’assène péremptoirement : « Il est vrai que notre littérature a glissé (non point opté mais insensiblement glissé) vers une restauration, à tout le moins le rôle d’un conservatoire de la langue, tant le zèle et ses excès ravagent une société par tous les bouts en la forçant au chagrin commémoratif » (p.42). Si ce n’est pas de la phrase, et rythmée, vibrée en vrai bon français ! Il serait tout à fait superflu de réclamer à l’auteur des exemples, afin de savoir sur quoi elle se base, dans l’histoire littéraire, pour être aussi catégorique. De quel « zèle » par exemple, de quels « excès » la « société » serait-elle donc « ravagée », comme nous le révèle notre sagace observatrice du sommet de ses Basses-Alpes? À quoi fait-elle allusion par cette séduisante et pour le moins galopante formule de « chagrin commémoratif » ? Et qu’est-ce que recouvre ce « notre » littérature ? À croire que Quintane se laisse finalement bien plus souvent qu’elle ne le proclame embarquer par le « petit cheval », sans prendre la peine de lui tenir la bride. Mais voilà, il y ce côté vache sacrée, intouchable, icône de Quintane qui est tout sauf improvisé ou involontaire ; peut-être aussi parce que, frilosité et bien-pensance obligent, on ne critique pas l’œuvre d’une femme venue des « patates » et de la banlieue...

Oui, Nathalie Quintane dit non à la grande pompe de ce style exécré. Ainsi, au lieu de « l’argenterie des grands soirs » (L’Insurrection qui vient, si « bien écrit », tellement dans le ton et dans la langue de l’« imaginaire révolutionnaire » version Voltaire/Rousseau) dont Quintane a raison de se demander si elle est encore valide en 2010, on peut aussi préférer écrit-elle, son pendant argotique, à la manière d’Émile Pouget. D’accord, mais on peut regretter que le livre se termine sur cette remarque sans approfondir la problématique esquissée, celle de l’« argot ». La juxtaposition des genres et des tons dans Tomates est-elle la raison pour laquelle bon nombre de questions soulevées sont ainsi laissées en jachère, ne donnant pas le sentiment d’un suspens réflexif qu’il serait à charge pour le lecteur d’approfondir mais bien plus celui d’un inachèvement feignant de la part de Nathalie Quintane. Le procédé ne pouvant être admis que parce qu’il s’agit d’un auteur consacré, dont le lecteur est censé connaître la carrière littéraire.

Elle ne dit rien non plus de ce qu’elle pense des propos pour le moins passionnants et polémiques de Jean-Paul Curnier dont les meilleurs moments ne dépareilleraient pas un entretien de Finkielkraut, si ce n’est une réserve fort brève et d’ailleurs poliment infirmée par son interlocuteur. Pourquoi ? Le laisse-t-il écrire tout haut une pensée inassumable ? Cela ressemble à une tribune. Pourquoi l’avoir placée en annexe, c’est-à-dire mis en valeur par la position de clôture du livre qu’il occupe ? Voilà ce qu’écrit Curnier : « Quand je verrai apparaître des écoles parallèles « free schools » comme celles qu’ont créées les Black Panthers, des institutions nouvelles pour la collectivité, même embryonnaires ou hasardeuses, arrachées au fatalisme, des formes d’entraide parallèles, des formes d’économie et d’épargnes parallèles (et non un plus vaste marché de la dope pour petites frappes dont l’ambition se tient dans une carrosserie BMW), alors je commencerai à me réjouir de l’arrivée d’un peuple et donc aussi d’un avenir possible à l’état d’infâme goujaterie et de bassesse où est tombé notre monde » (p.119-120). Passage intéressant notamment dans la mesure où il prend l’exact contre-pied de L’Insurrection qui vient, où sont chantées les vertus des « lieux de relégation » et l’efficacité de la sinistre Brigate Anti-Flics Des Tarterêts ; mais aussi parce qu’il interroge cette notion de peuple, de plèbe, de populace, de petit peuple et cette « érosion de la capacité citoyenne » soulignée récemment par Myriam Revault d’Allonnes dans son article Le « peuple » existe-t-il ?.

 

Il est beaucoup question de morale de la littérature dans Tomates ; un livre se juge à l’aune de ce à quoi il se prête, à ses « concessions », mais aussi de ce qu’il rejette. Pourtant, Tomates n’est pas un livre sans style, c’est même un livre qui porte la griffe et la voix d’un auteur, (comme le rappelle avec flagornerie Arnaud Laporte), un auteur identifié par la génération à laquelle il appartient, sa famille, le lieu où il a grandi, ses partis pris, ses tics, ses malhonnêtetés, etc. Et c’est aussi (et ça a déjà assez été dit) un livre qui procure du plaisir et de la connaissance, même s’il nous dit que ce n’est pas ce dont il faudrait en attendre ; et même s’il laisse sur sa faim ; et même si in fine restent les impressions pénibles que 1) style et récit ne sont ainsi programmatiquement décriés que par incapacité à les faire vivre 2) ce discours-rejet cache mal le fait qu’il est depuis longtemps, dans le champ où Nathalie Quintane opère, une doxa, et que l’on voit bien, dans ce qui s’y écrit aujourd’hui en matière de littérature expérimentale, que tout le monde y obtempère, soit facilité, inaptitude (à écrire autrement : rien à désapprendre, à déconstruire, à « libérer », détourner ou même vis-à-vis de quoi simplement se démarquer quand rien ou si peu a été appris, notamment par empressement d’exhiber le produit de son petit-génie-monstrueux-de-grand-irrégulier-du-langage-jailli-ex-nihilo, ou son Grand Art de Cut-Upper), soit simple conformisme (l’avant-garde au programme des lycées, avec Novarina, ce que feint Nathalie Quintane d’ignorer, déplorant cette soi-disant absence de reconnaissance de la part de l’institution scolaire en France alors que Ginsberg est enseigné à l’université américaine) 3) l’auteur, revendiquant la paternité de L’Insurrection qui vient, « oublie » qu’un autre bien avant elle fit de même, s’appropriant ainsi frauduleusement ce canular pourtant connu puisque y fait allusion même Wikipédia qu’elle ne cite bizarrement pas en la circonstance.

 

 

En guise de prolongement : « Toi aussi, tu as des armes », poésie & politique (collectif)

 

 

Stéphane René