« Nihil, Inc. » de Sylvain Courtoux

 

Alors que vient de paraître le dernier ouvrage de Sylvain Courtoux, Still nox, d’aucuns se demanderont l’intérêt d’une nouvelle note sur ce Nihil, Inc. dont les louanges ont déjà été généreusement chantées. Nul n’est en effet désormais censé ignorer que voilà un texte truffé de mots d’ordre et d’agencements d’énonciation manipulateurs ; que Nihil, Inc., c’est du speech-act speedé, de la sémiotique mixte en barre ; que ça déstratifie, ça diagrammatise, ça déterritorialise ; que c’est du CsO, de l’Omnitudo, du flux d’intensité qui nous plonge au cœur du mécanisme séducteur et ténébreux de ces machines policières qui noyautent durement nos sociétés binaires.

Sylvain Courtoux, en observateur attentif, en auteur expérimental qui connaît ses gammes, bref, en artiste accompli, dresse à travers un récit martyrisant comme il se doit les conventions romanesques et multipliant les « possibilités de mélanges de collage et de polyphonies » le constat terrible d’un monde guetté par l’absurde de la surveillance généralisée. Preuve magistrale que le « plus c’est gros mieux ça passe » marche autant en politique qu’en littérature.

 

Une dénonciation subtilement deleuzienne de nos sociétés de contrôle capitaliste

 

Courtoux, il est à se demander s’il ne serait pas doté d’une longue vue d’un genre magique pour nous ausculter comme il le fait par le détail tous les rouages et les trous pourris de « la démocratie médiatico-parlementaire » (p.36), cette truie, et cela, je veux dire cette auscultation, sa finesse et sa précision sont d’autant plus remarquables que l’auteur est loin, bien loin du théâtre urbain des opérations décrites. Difficile, à la lecture de ce malin brûlot limougeaud, de ne pas redonner du lustre à cette vieille scie, qui nous grince que plus l’éloignement est grand, plus aiguisé est le regard critique. L’intuition et le génie n’auraient-ils plus droit de cité qu’il faille les taire, comme un chaud partisan du divin haut-viennois m’en fit la remarque, alors que je lui faisais part de ce projet de critique ? Hypothèse qui fait peu de cas de ce Limoges dont Nihil est imprégné, comme la tourte locale l’est de la patate, car tout se tient dans cette ville que les « prisons ouvertes » attirent comme des mouches, dans cette préfecture où les poètes à l’instar des forgerons chez les Touaregs, ces enadens descendants de guerriers de Saint-Louis, s’ennuient : « On dirait aussi bien que l’architecture et la cuisine sont en affinité avec l’appareil d’État, tandis que la musique et la drogue ont des traits différentiels qui les mettent du côté d’une machine de guerre nomade » (Gilles Deleuze/Felix Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, p.501). C’est en tous cas bien plus le travail de détournement, de collage, le très patient et subtil montage que Courtoux élabore dont on a d’abord envie de vanter l’originalité ô combien profonde, la décoiffante subversion. Nous allons y venir. Car avant tout, s’il fallait absolument un qualificatif pour définir Nihil, Inc., eh bien le « deleuzien » s’imposerait indubitablement. Voilà pour le coup un exemple remarquable de transposition littéraire d’un nombre très certain de préceptes et procédés confectionnés par les mains aux ongles redoutés de l’auteur de L’Anti-Œdipe. Peu nous importe que d’antiques et geignards cerbères surréalistes s’en prennent à l’héritage du philosophe au feutre mou et le décrient sans grâce, puisque Sylvain Courtoux puise à pleines mains dans ce trésor qui n’est pas des jésuites. Et puisque l’on me réclame des noms et moins de sous-entendus fielleux, je ne livrerai bien entendu rien : pourquoi faire ici allusion à des propos (des)abusés et infâmants, acariâtres, disons-le... Mieux vaut le silence  sur ces basses attaques sorcières visant à réduire ce grand philosophe de la contestation en boute-en-train de notre époque striée de circuits informatiques, époque dont le célèbre rhizome deleuzien aurait soi-disant fertilisé le terreau (rhizome/réseau, et aussi rizotto pendant que nous y sommes ! Calomnie, nom d’un brie !), son flux, la connexion. Rien ne viendra décidément sauver cette époque de la laideur et de la veulerie.

 

Drame du poétariat

 

Si ! La lecture de cet auteur expérimental qui ne se complait pas dans le vieux textualisme barthésien, car il ose parler de lui, de sa condition, du sort qui lui est réservé en tant qu’allocataire du R.S.A. Ils sont une meute, ils sont une horde, une cohorte souvent muette à subir cet opprobre, comme la lecture du pourtant dispensable Double vie littéraire des écrivains de Lahire est censée nous l’apprendre. Certains, inspirés par le modèle de la désormais célèbre « coupe du monde de football des SDF », en viennent même à caresser le projet d’un concours, d’un prix qui serait réservé à ces écrivains RSAstes. Mais en l’occurrence, pourquoi mettre en valeur ce label si ce n’est pour bien souligner qu’on est un auteur sans fond matériel, loin du milieu éditorial parisien, sans soutien ni capital donc, isolé, voire ostracisé, mineur parmi les minorités, provincial qui plus est, à contre-courant de ces littératures prostituées. Bref, expérimental, forcément. Et l’on est prié de coller aux clichés, à toutes les représentations convenues, à être très « premier degré » à l’égard de cette insistance mise par cet écrivain sur son statut social : sa misère, sa Vie de Merde ou Fuck my Life...n’a réellement d’égale que sa richesse culturelle, sa créativité débridée, injustement non consacrée financièrement, mais reconnue symboliquement, validée par les critiques autorisées, à force de modestie et autres gestes puissamment désacralisateurs, de bonne dose d’humour et d’autodérision craquante et qui va très loin. Vie et mort d’un poète de merde (Al Dante, 2010) par exemple, n’est-elle pas la plus humblement, la plus délicieusement comique et suggestive fusée de détresse qui puisse se concevoir, à l’attention de ceux qui seraient passés à côté du génie sans le voir, trop facilement aguichés qu’ils sont par l’esprit de sérieux et les lumières de la Capitale ? Pour un lectorat capable pour le coup de troisième degré, qui saura lire en filigrane du titre : « je suis génial ». Et le coup de génie de Courtoux avec Vie et (…) merde, c’est de sonner le glas du poète maudit, c’est de hurler sur scène la rage du poète à qui la société, en le perfusant aux minima sociaux, dénie toute malédiction dandy. Sous la pantalonnade, la pure tragédie, et voilà pourquoi cette médiocrité, cette nullité qui s’exhibe, qui rit d’elle-même, et qui cherche à vivre par/de cette seule exhibition, veut nous émouvoir autant que le rom du métro au violon pathétique. Cette ringardise, le poète maudit. La littérature. La création. À pleurer. Vous vous posez beaucoup de questions, vous ironisez sur les prétendus mythes de votre jeunesse, mais si c’était elle qui avait raison. S’il y avait maldonne, si, pour être grand, un écrivain ou un peintre devait être maudit, s’il fallait qu’il crevât de faim ? Ce n’est pas sûr ? Non, mais c’est une hypothèse de travail comme une autre ! (Bernard Frank). Comment ne pas rougir de honte, en attendant de savoir, comment ne pas s’indigner du traitement réservé à ce créateur précaire face au sort qui lui est réservé ? Cette débauche de travail qui contribue au rayonnement culturel de cette fRance qui pue (combien de livres publiés en un laps de temps record, combien de conférences, de nécros, de perf, de résidences, etc.), voulez-vous savoir de combien on la récompense ? À combien ça chiffre ? Un travailleur culturel payé autant qu’une femme de ménage analphabète en fin de d’Allocation de Retour à l’Emploi ! Est-ce ainsi mon pays que tu traites tes écrivains ? Ne pourrais-tu pas, France la belle et la re-belle comme nous chante l’affiche astucieuse de notre Merluche national, rétribuer un peu mieux chacun selon ses mérites et l’intensité de son rayonnement culturel ? À ce rythme, il est à redouter qu’il craque, notre artiste, si fiduciairement son talent, son utilité publique continuent non seulement à ne pas être distingués (des non-créatifs) mais à subir l’humiliation d’être jeté dans le dessous du panier social ? Où se trouve le fond de ce calice qu’on voudrait lui faire boire jusqu’à la lie ? Comment croire que ceux qui font œuvre de travaux écrits puissent avoir les mêmes besoins qu’une caissière au chômage ? Que signifie de traiter un artiste comme du bétail stérile ? De qui se moque-t-on ? À quand une Allocation Sociale d’Artiste qui remette un peu les points sur les i ?

 

Un dispositif poétarien ou l’invention de « la nouvelle narration tragique »

 

Mais revenons-en à Nihil, bien qu’on en soit si peu sorti. Avançons les preuves. Des traces ! Mieux que tout ça, j’ai avec moi un lot de citations dont je peux vous dire que j’ai plus de difficultés, tant elles me hantent, tant elles m’entêtent, ces accrocheuses, à me débarrasser que le CNL de sa galerie de poètes d’airain en mal de résidence. Voilà pour le petit cheval qui galope. Car le gars Courtoux enfile sa tunique à la Gillou, il se fout pas de nous ; et même, il nous régale, avec ses Le texte comme machine de guerre syntaxique (p.10), ou encore La violence symbolique du système (p.23), sans parler des ravages de Tous les mécanismes bâtards de la puante rationalité (p.15) ou de La violence institutionnelle et étatique du socius (p.23). Le « socius », oui, vous avez bien lu ; voilà un de ces petits bonheurs de langue qui vient vous agacer plaisamment le palais ; ce Nihil a beau être une lecture dure, âpre et sans concession, il sait faire rire aussi.

 

DANS LE NOUVEL ORDRE MONDIAL LE POUVOIR N’EST QUE DE LA MATRICE À PRODUIRE DU TEXTE-SLOGAN (p.50)

 

Voilà qui est lancé. Du pur Deleuze, je vous dis, mais en plus fin. En plus courageux peut-être, comme lorsque l’auteur s’en prend, en vrai chat qui sort les griffes, tenez-vous bien, il y va fort, aux « scribouillards de la zone médiatique » (p.69).

Oui, c’est du Deleuze entêtant, entêté, un peu empêtré, en prise de teuté, du Deleuze pas à son aise qu’aurait la tronche dans le pâté ; bref, du Deleuze scandé, scandalisé, vandalisé, que Courtoux en artiste DJ déjanté aux doigts de fée (avec son cutter, il coupe puis il colle les morceaux, fait des agencements, des excisions, des machines sans orgasmes qui vous ravagent vos habitudes de lecture petites-bourgeoises).

Le redoutable bouquin ! Je peux le dire : fadé me le suis-je en entier.

 

Tu peux foutre ça en boucle : NOTRE BUT EST LE CHAOS TOTAL (je répète) NOTRE BUT EST LE CHAOS TOTAL (je répète) NOTRE BUT EST DE DÉTRUIRE TOUTES LES MACHINES POLICIÈRES (je répète) NOTRE BUT EST DE DÉTRUIRE TOUTES LES MACHINES POLICIÈRES (je répète) NOTRE BUT EST DE DÉTRUIRE TOUTES LES MACHINES SYSTÉMIQUES BINAIRES (je répète)

 

C’est très « rythme-dans-la- peau », n’est-ce pas ? C’est imparable, ne me demandez pas comment ça marche, cette incroyable expressivité rythmique ; il a monté sa machine de guerre syntaxique de manière très compliquée, avec presque je dirais, une rouerie crémeuse (genre Rouy). Avec art, c’est certain. Ce fromage ! De tête ! Comment ça, avec art ? J’ai quelques hypothèses pour en parler, en philosophique et poétique compagnie qui plus est, celle de Jean-Claude Pinson (abrégé JCP par la suite pour renvoyer à son ouvrage intitulé A Piatigorsk, sur la poésie, Cécile Defaut, 2007).

Un art pauvre. Par un poétarien. Qui fait des merveilles avec des bouts de rien. Qui fait des boutures. Des bouts durs. Et qui boude. L’est pas content. Et y’a d’quoi, tu m’diras !

 

Il n’est pas étonnant de déplorer l’état merdique de la production artistique quand on voit la démangeaison du succès le besoin de passer sur le ventre de ses camarades ou le besoin vital d’être salué par un jury poussent les ego formatés que nous sommes à faire de bien grosses saletés. (Nihil, Inc. p.8)

 

On vit vraiment une période pourrie et le secteur de la création n’est pas épargné. L’inattendue révélation ! L’implacable constat ! Et posé pas n’importe comment ! Avec art, art pauvre donc. Il récupère. Il coupe. Il colle. Collages et polyphonies. Vrai petit bébé Burroughs. Il nous raconte tout ce qu’on subit, sans que nous nous en apercevions. Il nous fait écarquiller les yeux sur notre condition, aveugles qu’on est. Enfin « elle » plutôt, la narratrice hein, pas l’auteur, of course.

Faut-il voir dans ces procédures le reflet d’une condition sociale durement subie, qui fait des licenciés ès arts de nos temps modernes des gueux, des marginaux, des révoltés, des indignés qui forment une masse indistincte mais experte en sabotages, car face « aux dispositifs réifiants du biopouvoir, la multitude ne cesse, marginalement mais massivement, d’opposer des pratiques de détournement et de réappropriation, selon le vieux modèle ouvrier de la perruque » (JCP, p.98) ? Garçon-perruquier, voilà un titre enviable qui va comme une moumoute à l’auteur de ce dangereux libelle qui souligne avec malice la soumission de la langue au grand capital et à sa déplorable logique marchande et policière. Mais si sucer n’est pas tromper, détourner est-il créer ? Comment oser poser la question ? Tant de précédents glorieux, d’exemples éloquents ! Il faut lire Nihil à la lumière de l’ouvrage de JCP, bien que ce dernier, faisant pourtant une courte allusion à ce monument oublié, cette stèle audacieuse et funèbre qui se dresse dans le néant de la Toile comme un phallus de roi bantou dans le vide sidéral et puant de notre lamentable époque, je veux parler bien sûr du Manifeste négatif auquel Courtoux participa, bien que ce dernier, à savoir JCP disais-je, passe curieusement sous silence son patronyme (celui du poète fécal). Étrange oubli dont la postérité aura à résoudre l’énigme. Mais là où JCP nous intrigue véritablement, c’est lorsqu’il se met à parler de ce que Courtoux nomme « la nouvelle narration tragique » dont Nihil se veut le prototype, et cela, cet éloge, est réalisé par JCP en termes si précis que le mécanisme fabuleusement complexe, raffiné et entriste du livre de Courtoux nous semble mis à nu : le collage sous forme d’énoncés ready-made des discours stéréotypés dont l’univers médiatique et marchand nous submerge, leur manipulation ironique, leur mise en abyme « poétique » conduisent-ils à subvertir de l’intérieur quelques-unes de nos actuelles mythologies (JCP, p.32). Sauf que cette analyse ne se rapporte pas à Nihil, mais à un autre ovni littéraire signé Emmanuelle Pireyre, Comment faire disparaître la terre ? (Seuil, 2006).

 

Tant de planètes à visiter dans notre galaxie littéraire, et qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau terne et morte. C’est ce que suggère finalement et finement l’analyse de JCP, qui colle si bien à n’importe laquelle de ces productions évidemment transversales et prétentieuses qui obéissent aux mêmes tendances, aux mêmes recettes.

 

 

Stéphane René