« Le foutre sec pétille » : remarques sur Guyotat, Boute et la littérature décérébrée

 

J’ai lu récemment un article de Nathalie Quintane, plutôt pas mal !, sur Microfilms de Julien d’Abrigeon et Tout Public d’Antoine Boute, ouvrages réunis car représentatifs d’un « discount poétique » (sic) volontairement débile.

 

L’article de Quintane ne manque pas d’intérêt ; y est analysé l’embarras critique devant cette littérature à la « bonne humeur décérébrée », ce relâchement intégral (style et références) qui fait un peu tache, n’est-ce pas. L’auteur de Cavale nous dit que c’est une littérature de l’excitation (« exciter, c’est faire sortir, mettre en mouvement, en action » selon le Littré), celle des enfants qui racontent des histoires, résument des films et c’est bien vu :

 

il leur dit comme ça :

vous connaissez la blague du coprophage tartiné ?

ah non répondent-ils, mais raconte toujours, ça nous intéresse.

Hé bien c’est un mec, un coprophage donc

qui va se promener avec son chien

dans la rue, pour faire le tour du

pâté de maisons

(...)

(antoineboute.blogspot.com)

 

Ok, très bien ! De nouvelles tendances commencent à se faire sentir, des tendances désinvoltes et bordéliques, Nathalie Quintane les salue et les défend, c’est une excellente chose, un peu d’air frais fait le plus grand bien.

 

Pourtant il y a un petit truc qui m’a embêté dans le texte de Quintane. Elle nous explique que devant ce genre de textes déviants, le critique convoque des catégories « sérieuses » pour en justifier la recension, ou bien « rédime » le responsable en rappelant son intérêt pour un auteur grave et reconnu. L’argument en lui-même me paraît juste, pertinent, pas de problème. Mais l’auteur grave en question, dans le cas de Boute, serait... Guyotat ! J’aurais aimé un petit point d’exclamation entre parenthèses, une petite note en bas de page ou n’importe quoi relativisant, nuançant ou ironisant cette supposée gravité (et l’honorabilité qui va avec) de Guyotat !

 

Parce qu’il est bizarre, je trouve, de voir une personne d’habitude aussi avisée que Quintane reprendre au premier degré ce lieu commun ; Guyotat prédicateur cathare de la « branlée-avec-texte », grand chauve à col roulé hyper-sérieux, bon, à d’autres... Je sais, c’est l’image qu’il se donne habilement (1), celle que ses commentateurs réfléchissent aussi : pour vous en convaincre, relisez les trois préfaces des gardiens du cénotaphe Éden Éden Éden (Barthes autoparodique, Sollers hystérique et Leiris visiblement pas à l’aise).

Mais il faudrait voir maintenant à ne plus trop se laisser hypnotiser, et à éviter de perpétuer ce médaillon d’impayable sérieux.

 

Grave, Guyotat ? Dans ses postures, oui, mais allons voir le texte de plus près. Après tout, c’est l’auteur lui-même qui nous le demande : « rendre au texte ce qui appartient au texte et en produire l’analyse la plus rigoureuse » (Littérature interdite). Je prends quelques pages d’Éden Éden Éden, presque au hasard. Voici les reliefs de ma lecture :

 

le foutre sec pétille

 

Khamssieh sort sa langouse, la recourbe sur sa joue ; les deux langues se touchent ; le chien qui fouille le cul de Khamssieh gronde, par-dessus le corps du putain saute sur la femelle

 

Hamza sort de sa poche la flûte prise au garçon, il l’enfonce dans son short, entre ses fesses, tournillant le sifflet dans son cul souillé ; se redresse, marche, à genoux, vers le berger, saisit la jambe du casqué : « …Assa, tu fais du flan ? »

 

son sexe, redurci, se reloge dans le cul fourbi du pied-bot, entre les fesses diagonales

 

Wazzag est dévié par la rotation rapprochée du maître de foutrée

 

sa verge proliférant force les doigts du singe

 

j’ai déchargé tout mon jus de nuit dont je te permets de gober, effilochés dans l’eau, les filaments détachés du slip

 

...laisse, j’ai le Khamssieh... y a un tôlier en bas... descends vite lui poncer les fesses. Wazzag, étranglé, suffoque, crache un peu de morve sur le gland : « …c’est lui qui va me poncer les ailes… t’as pas vu son profil… » (Beau comme du Audiard !)

 

J’ouvre maintenant Prostitution et... Non, ça va aller, on a bien compris à quel genre de génie comique (involontaire ?) on avait affaire, je crois.

 

Comment ? Ce petit échantillon ne vous a pas fait rire ? Eh bien moi si, et visiblement je ne suis pas le seul ; on trouve sur le net de malicieuses moqueries (vidéos, parodies plus ou moins subtiles...), nées de l’irrespect de lecteurs que je suppose jeunes, ou ayant découvert Guyotat sur le tard, et donc indifférents à toute intimidation.

Contre toute attente, et au-delà de l’insolence manifeste, ce ne sont pas les plus infidèles à l’œuvre. Ils la réactivent, en dévoilant et prolongeant ses potentialités comiques, et vont peut-être l’empêcher de s’éventer trop rapidement. On ne lit plus aujourd’hui Guyotat de la même manière qu’en 1971 (2), et j’aimerais, par souci d’exactitude, qu’on lui associe désormais une autre épithète que « grave ». Abstraction enfin faite de tout le pathos critique, l’œuvre de Guyotat renaît dans une lumière neuve. Le foutre sec se remet à pétiller.

 

On voit mieux, après ces précisions, ce qui peut unir quelqu’un d’aussi retors et caustique que Boute à Guyotat. Il suffisait tout simplement de lire le texte de manière immanente, en écartant toute référence historico-politique, de rigoler franchement et voilà une filiation évidente ! Si, à l’avenir, on rappelle encore l’intérêt de Boute pour Guyotat, j’espère que ça ne sera plus pour tenter de lui donner une respectabilité destinée à justifier la recension de ses livres pas très conformes. Mais plutôt pour rappeler qu’en matière de désertion de l’esprit de sérieux, de littérature ouvertement drôle et décérébrée, et jusque dans le style narratif (Quintane parle de simples « mentions » chez Boute, et on a pu comparer le style « phallicisé » ― Lacan dixit ― de Guyotat à celui d’un commentaire sportif radiophonique), Boute a eu un initiateur de choix (3).

 

 

1 Salima Rhamna avait parlé assez drôlement de ce charisme du crâne lisse chez lui, Foucault et quelques autres.

 

2 Cette manière d’accorder les irrégularités stylistiques à une perspective révolutionnaire fait définitivement partie du passé, même si un livre collectif comme Toi aussi, tu as des armes (La Fabrique, 2011) voudrait nous convaincre poussivement du contraire !

 

3 Dans l’analyse de cette filiation, une autre piste intéressante pourrait être le glissement d’une écriture du déni de la castration (nostalgie fantasmatique d’un éden) en sa simulation amusée, clivée.

 

 

Jean-Noël Questroy