« Démolir Nisard » d’Éric Chevillard

 

« Démolir Nisard », roman d’Éric Chevillard publié en 2006 aux Éditions de Minuit, constitue un exposé de l’absurde en littérature, un délire littéraire obsessionnel autour de la figure d’un académicien oublié, personnage prétexte voué aux gémonies, né en 1806 et mort en 1888, dont nul ne songerait semble-t-il à réhabiliter la personne tant elle paraissait déjà obsolète aux yeux de ses contemporains. Désiré Nisard fut élu à l’Académie française en 1850, à l’époque où cette institution devenait un rempart conservateur légitimiste et orléaniste, un nid d’opposition au prince-président Louis-Napoléon Bonaparte, bientôt putschiste et empereur. Déjà fossilisé de son vivant, Nisard fut en ses dernières années le doyen d’élection et le doyen d’âge de l’Académie, après la mort, entre autres, de Victor Hugo. Éric Chevillard l’a choisi comme cible humoristique. Il aurait pu tout aussi bien s’amuser avec d’autres habits verts tout aussi cocasses du XIXe siècle (ces derniers sont légions : je pense particulièrement au prédécesseur de Victor Hugo, autre parangon du classicisme, dont le nom, programme grotesque à lui tout seul, n’est demeuré que parce qu’il s’opposa longtemps à l’entrée du poète à l’Académie : Népomucène Lemercier !).

 

Une docte momie

 

Désiré Nisard est né le 20 mars 1806 à Châtillon-sur-Seine et mort à Sanremo le 27 mars 1888. Il a été député sous la Monarchie de Juillet, sénateur sous le Second Empire, professeur au collège de France...une carrière des honneurs d’une confondante longévité pour ce personnage déjà réputé de son vivant comme le représentant du pire conservatisme littéraire. Nisard a même collaboré à la presse de son temps : transfuge du Journal des Débats, il a rejoint Le National d’Armand Carrel (l’organe célèbre des orléanistes, où œuvra Adolphe Thiers : Armand Carrel est resté connu pour sa mort tragique dans un duel contre Émile de Girardin en 1836). Nisard a été élu en 1850 à l’Académie française au fauteuil de Féletz. En dehors du délire littéraire surréaliste, les informations fournies par Éric Chevillard (notamment la source Pierre Larousse avec son « Dictionnaire du XIXe siècle ») sont aisément vérifiables sur Internet. Le personnage apparaît comme un pur opportuniste ayant familièrement mangé à tous les râteliers, tour à tour monarchiste, orléaniste puis bonapartiste. Il est un lieu commun qui fait que l’on considère comme forcément suspects les personnages comblés d’honneurs, trop bien arrivés, à l’inverse des artistes maudits. Nisard étant de ceux qui jouissaient de situations assises et privilégiées (Faculté de lettres, Collège de France, Sénat, Académie française, Ecole Normale Supérieure), l’Histoire ne pouvait que le condamner à l’oubli, au-delà du fait que cet anti-romantique notoire ait soutenu des positions conservatrices en littérature, positions qui suffisaient amplement à sa condamnation.

 

Un pamphlet pastiche obsessionnel

 

L’entreprise de démolition systématique de Nisard entreprise par Eric Chevillard se double d’une intrigue annexe : la quête du soi-disant roman « grivois » censuré par son auteur : « Le convoi de la laitière ». Cette supposée éradication d’une œuvre du fait même de son créateur rappelle un exemple connu en musique : la destruction par le compositeur Edgard Varèse de ses partitions de jeunesse. Notre quêteur sera victime de sa source instrumentée au service de la légende noire de l’académicien : Pierre Larousse. Le narrateur sera triplement induit en erreur :

« Le convoi de la laitière » n’a pas été édité sous forme de livre ;

s’il n’a pas été publié, Nisard ne s’est pas acharné à en rechercher les exemplaires pour les détruire ;

« Le convoi de la laitière » n’est pas une grivoiserie mais un mauvais mélodrame moralisateur dans la tradition affligeante de l’époque.

 

Notre anti-Nisard farouche en a oublié que tout auteur ou artiste est fils de son époque, et que, par conséquent, Nisard illustre ce retour de bâton moral du XIXe siècle qui suivit la licence du siècle des Lumières elle-même produite en réaction au carcan de la fin du règne de Louis XIV... chaîne sans fin s’il en est depuis l’Antiquité !

Notre personnage ― Chevillard lui-même ?  ― aurait dû prendre garde au « on prétend que » de Pierre Larousse. Cela nous enseigne la modestie. Il faut se méfier de la fiabilité de ses sources et pouvoir les vérifier avant de les démentir ou de les corroborer. Obsédé par Nisard, notre auteur s’étale complaisamment sur la supposée sexualité du bonhomme (p.18-21). Il poursuit sa quête auprès des bibliothèques (p. 104-105) et l’on en vient aux jeux de mots obscènes à partir du titre (p.142-143), dans une certaine tradition pornographique du XVIIIe siècle. La prosaïque vérité est découverte grâce à l’incursion de notre obsédé à Châtillon-sur-Seine, ville natale de Désiré Nisard : comme beaucoup de textes de son temps, l’écrivain avait choisi la presse, les périodiques, pour publier son opus : « La Revue de Paris » de 1834 (p.151-157). Nul reniement, donc ! L’autre fausse piste significative est procurée par la bibliothèque de Pales (p. 126-134). Nisard est si oublié que la bibliothécaire l’a confondu avec le dramaturge néo-classique Ponsard.

L’obsession de notre personnage tournant à l’absurde, son « démolir Nisard » le conduisant à une impasse puis à l’identification avec son souffre-douleur qu’il condamne à la damnatio memoriae, le « démolir » mute en « devenir » et tout cela finit par un suicide ritualisé, une mise à mort de l’Autre transféré en soi-même sous la défroque, la panoplie académique complète de l’être haï, ce qui confine à l’humour noir et à la dérision la plus totale envers soi-même. Le narrateur choisit la noyade à défaut du seppuku avec le sabre de Nisard.

 

Absurde, paranoïa et fantaisie surréaliste

 

« Démolir Nisard » se présente, comme généralement les écrits d’Éric Chevillard, sous la forme d’un court roman (moins de deux cents pages) à récit continu, non découpé en chapitres, meublé de citations réelles produites à l’appui du discours destructeur ― donc détournées de leur contexte ― et de dépêches imaginaires constituant autant de faits divers à la charge d’un Nisard immortel, ubiquiste et omniscient, quasi surnaturel car présent partout sur terre et accablé de tous les maux et de toutes les culpabilités, nouveau bouc-émissaire frappé d’indignité. Il faut avouer que cette utilisation de textes fictifs ou authentiques, autant falsifiés qu’inventés afin de nuire au personnage et d’instruire son procès, peut parfois tourner au procédé, par exemple la description du crapaud selon Pierre Larousse (p.29), récupérée par le romancier à fins d’anthropomorphisme, animal traditionnellement le plus vil, à même d’incarner l’académicien. Outre le Nisard crapaud, Éric Chevillard ne dédaigne pas la fantaisie zoologique comme cet inventaire à la Prévert ou énumération à la Jules Verne des espèces réelles et imaginaires de vautours (p.40-41). Chevillard insiste à dessein sur les souvenirs de voyage de Nisard, en rabâchant jusqu’à plus soif afin de les ridiculiser les citations extraites de ce volume traitant entre autres de ses pérégrinations rhodaniennes et arlésiennes afin de prouver la vacuité et la banalité du personnage (et de son œuvre) selon un mode répétitif, insistant, qui pourrait confiner à l’emphase s’il ne condamnait celle prêtée à l’académicien (p.30, 41, 42, 43, 45, 64, 93, 166, etc.).

L’assimilation imaginaire à Nisard conduit à la paranoïa : ainsi en est-il du Nisard ophtalmologiste (p.50-52, épisode intitulé : « Dans le cabinet du docteur Nisard »). Autre développement significatif et symbolique : « Le plumier de Désiré » (p.81-84), suivi d’une évocation des oiseaux. Les citations de ses opinions littéraires sont présentées comme des évidences, des insignifiances, des platitudes, presque des lapalissades (p.23-24). L’art de la caricature est poussé jusqu’à ses derniers retranchements, à l’encontre d’une personnalité pourtant présentée comme pédante, infatuée et ridicule par ses contempteurs contemporains. Il est significatif qu’aucun portrait à décharge ne soit produit : aucun partisan de Nisard n’a droit à citation. Ni laudateur, ni apologiste ! L’Histoire est écrite par les vainqueurs et Nisard appartient d’évidence au camp des vaincus. La vision de l’impétrant se veut unilatérale, exclusive. Pour autant, doit-on accuser Éric Chevillard de partialité outrancière ou n’est-ce appréhender son livre qu’au premier degré, au sens littéral d’une subjectivité assumée avant tout pour faire rire ? L’auteur souhaite-t-il vraiment qu’on le prenne au sérieux ?

L’opprobre dont Nisard est l’objet sert par conséquent à produire un exposé absurde, proche du surréalisme, d’Ionesco et de Beckett, volontairement partisan à l’excès, sans nul recours à la défense, qui n’est pas sans rappeler les méthodes et le discours avilissant utilisés par les régimes totalitaires, soviétique, nazi ou chinois et par leurs thuriféraires, contre les opposants politiques et autres victimes de purges. On songe ici à l’expression pygmées de gardes blancs employée lors des procès de Moscou ou au haineux hircocerf de la dialectique heimatlos d’un certain Charles Maurras.

 

Art du détournement de genre et exercice de style

 

L’intrigue, si l’on peut dire, se noue autour d’un triangle de personnages aucunement apparenté à celui du vaudeville : le narrateur-« auteur », sa femme Métilde et Nisard dans le rôle du « vilain ». Métilde...prénom singulier pour une femme sceptique au début, puis curieuse de cette quête intrigante. Il est significatif qu’on ne sache ni l’âge, ni le physique, ni la profession, ni le lieu de résidence des deux premiers protagonistes, tellement fictifs qu’ils en deviennent immatériels ― ce qui ne signifie pas qu’ils sont inconsistants, alors que l’académicien est présenté comme tel par ses citations détournées comme par les témoignages de Pierre Larousse et de Charles Bigot, dont l’éloge funèbre est plutôt une critique acerbe ―, tandis que Nisard prend justement une envahissante consistance. Le « héros », porte-drapeau d’une cause à laquelle il rallie sa compagne, ne semble avoir rien d’autre à faire que sa chasse contre ce gibier d’un nouveau type : il y a bien désintérêt d’Éric Chevillard pour un ancrage excessif de son récit dans une réalité banale, nombriliste, qu’il rejette. L’anonymat du « je », du « moi », du narrateur demeurera la règle jusqu’à ce qu’il devienne Nisard, identification intégrale qui achève le récit.

D’un point de vue plus littéraire qu’historique, ce maniement de l’absurde et du portrait à charge tourne chez Éric Chevillard au détournement de l’ancien art du pamphlet ou du libelle, tombé il faut le reconnaître en désuétude. L’auteur se commet ― excellemment ― à l’exercice de style. Il condamne Nisard pour mieux tenter de recréer avec un certain brio un genre disparu sous les coups de boutoir du politiquement correct. C’est en cela que ce livre est brillant, d’une provocation crâne, tout en s’abstenant toutefois de franchir certains points autres qu’égrillards : il n’y a en lui ni racisme, ni antisémitisme, et guère d’abus scatologiques comme chez les polémistes d’autrefois. Un Flaubert ou un Léon Bloy étaient bien plus violents et virulents. Éric Chevillard souhaite avant tout s’amuser, et amuser le lecteur qui se moque au préalable de tous ces académiciens du XIXe siècle dont il n’est pas obligé de connaître les noms. Notre romancier ne risque aucun procès en diffamation de la part d’éventuels ayants droit d’un érudit tellement tombé en désuétude qu’il n’est à première vue ni rééditable, ni réhabilitable, quoique ses péchés politiques soient bien moindres que ceux d’un Céline ou d’un Drieu, toujours disponibles en poche. Que penserait des positions absurdes et réactionnaires de Nisard un actuel spécialiste de la littérature du XVIIe siècle comme Alain Niderst ? Éric Chevillard se moque d’une certaine littérature à prétentions docte et sérieuse, psychologique, sociologique ou « à thèse », qui refuse de se prendre au jeu de la fantaisie et dénie tout recours à l’imagination, à la sortie des sentiers battus par les chemins de traverse de la créativité et de l’originalité au nom d’un réalisme supposé plus parlant. Chevillard prétend plus à la fable comique qu’au livre manifeste : il s’amuse avec nous. Écrire est avant tout pour lui une distraction, un exercice ludique et créatif, roboratif, pour le plaisir de soi et des autres qui voudront bien entrer dans son univers. De même, il évite adroitement l’écueil de l’abstrus, de l’intellectualisme, que d’autres auteurs choisissent au nom du dépassement de la littérature classique considérée par eux comme facile et commerciale.

 

En guise de conclusion : de l’incongrue survivance de Désiré Nisard dans le cyberespace

 

Que reste-t-il finalement de Nisard aujourd’hui ? Pourrait-on le réhabiliter ? Le mérite-t-il ? La recherche en histoire de la littérature a fait d’immenses progrès depuis le XIXe siècle, et il ne viendrait à aucun spécialiste contemporain des écrivains du XVIIe siècle l’idée de condamner sans appel tout ce qui a suivi créativement l’objet de son étude. L’idée de décadence est depuis longtemps sujette à caution tout comme celle de progrès continu : les conceptions cycliques (le quadriptyque ascension / apogée / décadence / renaissance) ou linéaires de l’Histoire humaine ont été remises en cause. L’œuvre de Nisard a été oubliée à cause de son conservatisme opposé aux romantiques. Cependant, à l’ère d’Internet et des encyclopédies en ligne, une tendance fâcheuse tend à se dessiner : celle du tout se vaut du moment que cela crée commerce ! Les articles de sites comme Wikipédia mettent sur le même plan des musiciens incontournables et des compositeurs qu’un demi-siècle auparavant les ouvrages spécialisés reconnaissaient comme franchement mauvais. Il n’y a plus de hiérarchie entre les « petits maîtres » et les grands auteurs, entre les feuilletonistes comme Eugène Sue et Balzac. Revanche des petits sur ceux que l’on a excessivement statufiés, ou perte de tous nos repères ? Ce que l’on a appelé la para-littérature de genre triomphe autant que la grande. Tout érudit ancien, même dépassé, fut forcément éminent même si son apport a été nul à terme. Ainsi, l’Histoire de la littérature française de notre académicien est achetable sur la Toile ! Elle est disponible en bibliothèque comme nous l’apprend Éric Chevillard, mais qui la lit ou s’y réfère encore, alors que le dictionnaire de Furetière, qui remonte à Louis XIV, fait toujours autorité comme d’ailleurs celui de Littré ?

 

 

Pour en savoir plus :

― le blog d’Éric Chevillard 

― un site consacré à son œuvre

― l’article Wikipédia sur Éric Chevillard et celui sur Désiré Nisard

Nisard sur le site de l’Académie française

 

 

Christian Jannone