Villiers de l'Isle-Adam

 

Villiers sur son lit de mort, hospice Saint-Jean-de-Dieu, qui se désespère des fautes d’impression émaillant la publication de son dernier conte ;
Villiers, auto-proclamé « fou guéri » qui harangue la foule pour le compte  du Dr Latino, spiritualiste-aliéniste ;
Villiers moniteur de boxe, relatant bien des années plus tard à Gourmont, le cœur serré, les années de misère noire, décennie 1870 dont il gardera les bleus, corps et âme ;
C’est Villiers des boulevards, déclamant ses fictions, « un punch toujours flambant dans la cervelle » suivant le mot de son fidèle Mallarmé ;
Villiers courant vainement l’héritière jusqu’en Angleterre, équipé du dentier et du manteau de fourrure fourni par un souteneur ;
Villiers baptisant avec Charles Cros leur chien Satin ;
Villiers rêvant à une Maison des Suicides qui aurait la crucifixion à son catalogue ;
Villiers qui avait tous les droits au titre de blasphémateur en chef, lui qui croyait de toute sa frêle physionomie exaltée en la magie du Verbe.

S’armer d’un poignard pour tuer le temps (1)  

Pourquoi ce détour inaugural par la biographie ? Pour rappeler que si Villiers fut un mythe vivant, dont l'œuvre était peu connue jusqu’aux quinze dernières années de sa vie brève, il est à craindre que le prestige académique l’entourant désormais en fasse perdre de vue l’essence sulfureuse et sacrée. C’est tout le paradoxe actuel de sa réception : alors qu’un regain d’engouement s’empare des destinées légendaires et fulgurantes (voir  les biographies fraîchement parues ou à paraître de Cravan, Vaché, Rigault), Villiers, gueule cassée s’il en fut, insoumis véritable, non-récupérable absolu, est en passe de statufication. Comme quoi le vitriol, mis en vitrine, prend aussi la poussière. 
C’est l’ironie de l’histoire, ou plutôt le caractère de l’époque, de voir fétichisée la vie de l’un, irrésistiblement tendance, et châtrée l'œuvre de l’autre. Rigault au hasard que Villiers (pré)figura sous les traits de Maximilien dans son conte « Sentimentalisme » : enfants de Villiers, qui se retirent sur la pointe des pieds, une balle dans le cœur. Il ne s’agit pas banalement d’une simple élégance dandy, même si Baudelairien Villiers le fut autant qu’illusionniste doctrinaire, Hoffmanien, occultiste disciple d’Eliphas Lévi et de Thomas de Quincey ; toute son œuvre témoigne, comme le dit Gourmont dans Le Livre des masques, de son « double esprit » où le rire côtoie la mort, l’idéal la satire, les grosses cymbales burlesques la danse macabre.

 

Réalisme fantastique (2)

 

On sait par quelles phases d’indifférence, de rejet, puis d'exaltation, enfin d’oubli, de renaissance, la réception de son œuvre est passée pour connaître aujourd’hui une consécration en effet bien figée, faisant des Contes cruels un parfait objet d’étude rhétorique, l’idoine marbre où ausculter l’ironie gravée ; réduisant en outre Villiers à son talent de conteur, là où il a sûrement le plus vieilli, là où le pli est le plus usé. Car lorsqu’il lève le dispositif d’accroche parfois artificieux, lorsqu’il plonge au cœur du récit, écriture à nu, pour ouvrir les plaies, il touche à vif. Lui qui a si bien anticipé tant de maux à venir, sa musique secrète touche plus que jamais peut-être. Les récits de Villiers qui parlent d’Âme, d’Amour, de Mystère échappent aux conclusions, aux catégories ; fragilité, incertitude de mise qui n’empêchent pas leur ancrage réaliste. Mais c’est un réel qui vacille, devenant trouble au voisinage de la  satire, et qui se dissout dans le surnaturel. Même ses caricatures du « Bourgeois » qui pourraient aujourd’hui nous paraître émoussées, si bien reconstitué le lard des Rousseau-Latouche, des Tribulat Bonhomet dont Villiers s’appliqua à tailler les flancs, même ces caricatures donc, une fois leur cible anéantie, n’en finissent pas d’inquiéter. Sacrifice, plus que sarcasme, voilà pourquoi l’art de l’écrivain s’apparente à celui du toréador : « Et naturellement, moi j’ai l’air de les aimer et de les porter aux nues, en les tuant comme des coqs ». 
Tant à découvrir encore de Villiers. Grâce notamment au travail d’ A. Raitt, qui porta les études Villieristes à leur sommet, rassemblant durant un demi-siècle matériaux critiques, exhumant des œuvres inédites. Invitation à voir au-delà des bornes des Contes cruels. Il faut aller à la découverte du méconnu « Maître Pied », pour comprendre en quoi l’ironie de Villiers reste assassine et actuelle ; s’aventurer dans le mécanisme hanté d’étrangeté baroque de Satire et fantaisie. Dans ce dernier recueil se trouve l’énigmatique « Sigefroid l’impertinent », qui semble avoir été écrit pour faire écho à Monanteuil (héros de « Le Désir d’être un homme » in Contes cruels), grand-frère de Lafcadio par son acte gratuit.

Rien de social dans ce fantastique-là. Villiers n’enquête pas dans les milieux, ne descend pas dans les bas-fonds ; lui qui passa pour écrire une partie de sa vie de taudions en grabats honnissait trop l’esthétique et la morale réaliste pour cela. S’il saisit le réel pourtant, c’est pour en rendre la grimace, l’inquiétude, c’est pour nous révéler l’existence de ces chemins cachés, souterrains analogues à ceux qu’édifia sous son château le Duke of Portland. Villiers vivant, fidèle jusqu’au bout à la devise de son blason, oultre allé.

 

 

1 Boutades et sarcasmes.

2 La formule est de A. Raitt, dans son édition de la pléiade des œuvres de Villiers.

 

 

Pistes critiques

 

 Extraits pertinents des Promenades littéraires consacrées à Villiers par Gourmont sur le site qui lui est dédié. Voir aussi du même auteur le portrait de Villiers dans Le Livre des masques, Paris, 1896. 

 Raitt, Alan : Villiers de l’Isle-Adam et le mouvement symboliste, Paris, José Corti, 1965. La préface, d’une grande densité, serre au plus près la vie de Villiers ; deuxième partie passionnante sur Villiers et l’occultisme ; dans la troisième partie, témoignages des écrivains ayant gravité autour de Villiers : Mallarmé et Huysmans, testateurs ; l’émouvante lettre de Verlaine protestant contre le transfert de Villiers du cimetière des Batignolles, où se trouve son caveau familial, au Père-Lachaise. 

Sur Alan Raitt 

Villiers mystique

Breton, André : Anthologie de l’humour noir, Paris, Le Sagittaire, 1939. Très courte étude où Breton insiste sur l’hégélianisme  d’ailleurs renié  de Villiers. 

« Histrion véridique, je le fus de moi-même ! de celui que nul n’atteint en soi, excepté à des moments de foudre et alors on l’expie de sa durée, comme déjà » : Villiers par Mallarmé

 

 

Clément Bulle