Totem et tabou
J’ai refilé le matos à qui de droit, une centaine de clichés en noir et blanc.
Le technicien du labo a effectué les tirages sur un papier Bergger baryté, un must selon O’Flaherty.
L’Irlandais m’a balancé tout un laïus sur la pureté des blancs et le rendu des contrastes. Je n’ai personnellement jamais rien entravé à ces arguties esthétisantes.
À ce qu’il m’a dit, les tirages vont être numérisés dans la bécane centrale de l’International Spy Foundation. Il tient à garder les originaux dans ses archives personnelles.
À quoi rime tout cela ?
― À prendre date, m’a-t-il répondu.
Il a ajouté :
― On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.
Qu’on ne savait pas quoi ? Il s’est contenté de noyer le poisson, bien aidé par la sonnerie de son bipeur.
Ce matin, je suis allé faire un tour du côté de la Western Avenue. Je me suis arrêté devant le Soho. Ses néons éteints, ses petits carreaux dépolis et crasseux lui donnaient l’apparence d’un hôtel borgne.
Une plaque était apposée à côté de la porte : « ICI A BU LE GRAND RIMASKY ».
Je n’ai pas su quoi penser de ce genre d’initiative. J’hésitai entre une vague nausée et un grand éclat de rire, mais ça fait longtemps que je n’ai plus le cœur à rire.
Le malaise ne m’a pas quitté de la journée.
Malgré mes efforts désespérés pour me mettre au diapason de la dérision généralisée, je garde encore en moi quelque chose qui ressemble au sens du sacré.
Édouard.k.Dive