Ni trop, ni trop peu
« Ni trop, ni trop peu : ce conseil populaire est devenu la prudente devise de tous ceux qui versent, goutte à goutte, de la glycérine dans un mélange d’acides nitrique et sulfurique. »
De la part de
Georgie de Saint-Maur
Pour Monsieur Eddy Bouq
Directeur de publication aux Éditions qui méditent
Le mercredi 14 septembre
Cher Monsieur,
Premier au fait de mes espérances d’édition et de la teneur de mes écrits, notre excellent ami commun Jean-Paul Bastin, me conseille un nouvel envoi d’échantillons de textes.
Il préconise, ce faisant, de vous donner une idée de la diversité de mes travaux d’écriture. Conforté par cet avis, je me permets donc de vous envoyer cette fois : Ni trop, ni trop peu.
En vous souhaitant une agréable lecture, je vous prie d’agréer, cher Monsieur Bouq, l’expression de mes sincères et cordiales salutations.
Beaucoup d’illuminés crurent utile d’inventer maintes déclinaisons d’un langage universel. Celles-ci ne connurent pas toutes, loin s’en faut, le destin exceptionnel de l’Esperanto du Polonais Lejzer Zamenhof ou celui du Volapük de l’Allemand Johann Martin. On pourrait même énumérer longuement les tentatives qui se soldèrent par un échec…
Car si l’amateur éclairé citera sans coup férir le Cynoclitès de Frott, l’Oïdapa de Chancerel, le Zachari de Tallemann, le Chabé abané de Maldan, le Novlatine linga usivel et qommercele de Courtonne ou encore le Dilpok de l’abbé Marchand, la postérité, quant à elle, ne retiendra probablement que le plus spectaculaire : l’imprononçable Urboraghigh de l’anarchiste Ratafiol.
Condensé
Se revendiquant d’une mission divine, un énigmatique rédempteur du nom de Ratafiol invente un nouveau langage ― l’Urboraghigh ― supposé abolir les différences entre toutes les nations et unifier l’Europe.
Cependant, lorsqu’il propose aux différents états membres de l’utiliser comme langue officielle, il se heurte à un refus farouche.
Les populations veulent conserver intacts leur dialecte et leur identité et refusent d’adopter son baragouin impénétrable.
Pour venir à bout de cette résistance culturelle et imposer ses vues, il devient rapidement un dangereux terroriste et multiplie les attentats à la bombe contre des bâtiments publics.
Heureusement sans faire de victime.
Il faut bien dire que cette année-là, en France, l’agitation sociale est intense.
La troupe a ouvert le feu sur la foule qui manifestait contre la perte du pouvoir d’achat, ce qui a provoqué une immense colère au sein de la classe ouvrière et engendré de sanglantes représailles…
Exploitant au maximum ce contexte déstabilisateur, Ratafiol annonce ouvertement, mais dans son jargon, le jour et l’heure où il accomplira chacun de ses méfaits.
Cette méthode oblige, petit à petit Camille Muselier, agent de deuxième classe, à déchiffrer cet infâme charabia.
Traqué par la police fédérale d’une Europe frémissante, le mystérieux poseur de bombes défie non seulement l’inspecteur Dutilleul, mais également et surtout l’emblématique commissaire René Raghegugh, fonctionnaire émérite, désigné entre tous pour démasquer Ratafiol et mettre un terme à ses méfaits.
Il tombera très vite sous le sens du lecteur qu’en opérant ce choix, le ministre Langlois n’a peut-être pas eu la main heureuse.
Morceaux choisis
Paris dormait encore, lové comme un chat dans son petit matin, tandis qu’une pâle aurore hésitait à percer un rideau de grésil.
Lorsque soudain… sèchement… une explosion souffla la pyramide du Louvre.
Une explosion terrible, une explosion aiguë, bedonnée du fracas douloureux des vitres se brisant sur le sol.
ébranlé, le vieux palais grinça sinistrement, avant de replonger, indemne, dans le silence glacial de l’hiver.
Chose promise, chose due : Ratafiol avait frappé !
[…] Coincé au milieu des sirènes hurlantes, André Dutilleul frissonnait dans sa gabardine d’inspecteur Europol, tandis que les débris de verre crissaient sous les chaussures des policiers français.
Ses yeux, saturés d’attentats, fixaient avec mépris un papier douteux, froissé dans sa main gauche, où s’allongeaient en gras ces trois mots sibyllins : Zugh Gog Ughugh.
[…] Impéritie et rétrogradation.
Dans les bureaux de la sûreté de l’État, le sous-secrétaire s’excusait, le chef de la police balbutiait et le tableau d’avancement s’affolait.
Les responsabilités, soudain diverses et ramifiées, ricochaient de l’un à l’autre, sous l’arbitrage partial du ministre excédé.
― J’exige des résultats, messieurs ! grondait Langlois. Ce pantin ne peut pas continuer à narguer ainsi notre gouvernement !
― Ne vous inquiétez pas, Monsieur le Ministre, nous allons confier cette affaire à l’un de nos meilleurs éléments.
― À qui pensez-vous ?
― Eh bien, je… mais au commissaire principal René Raghegugh.
[…]
― Vous voyez, pour ne pas pénaliser les Grecs et la candidature bulgare, il a même pensé à créer un nouvel alphabet.
Les yeux plissés par la suspicion, Dutilleul m’observait.
― Tiens tiens, vous comprenez donc ce que cette canaille a écrit, Muselier ?
Sans répondre, je regardais fixement devant moi.
Moderne Champollion, j’avais réussi à isoler plusieurs fragments de textes qui, à la misérable lueur d’une vieille lampe, dans mon bureau perché sous les combles où, sans crainte du cliché, l’eau de pluie dégouttait dans un pot de faïence, se révélaient soudain sans équivoque.
Brutalement, j’avais compris le mécanisme compliqué de la syntaxe urboraghighienne et assimilé, en un fulgurant éclair, comment cet anarchiste avait conçu son diabolique langage universel.
Rotation des voyelles et… pas de verbe !
C’était grâce à ce vertige sémantique qui me laissait sans voix et m’empêchait de répondre à l’inspecteur que, sur la base de ces contingences, j’allais pouvoir entamer mes premières traductions.
[…] Beaubourg n’était plus guère fréquenté que par le va-et-vient de policiers à cheval, qui arpentaient les rues en évitant les carcasses de voitures incendiées.
Le quartier conservait, éparses, les mille traces de violences qui avaient opposé la foule aux forces de l’ordre, tandis qu’une odeur de caoutchouc brûlé infectait l’atmosphère, comme la mauvaise haleine d’une dictature.
L’air patelin et la démarche chaloupée par de petits pas hypocrites, Marie Laboudée rôdait autour du centre Georges Pompidou. Son panier dissimulait, sans zèle excessif, une lourde machine infernale qui la courbait en deux.
Embusqué dans une fourgonnette, Dutilleul suivait son manège avec intérêt.
Nul doute que cette femme soit la comparse de Ratafiol.
Il avait déjà fait part de ses convictions dans un rapport détaillé.
Mais en glissant ce dernier dans le tiroir poussiéreux de l’oubli et en imposant la consigne de n’intervenir sous aucun prétexte, le commissaire Raghegugh avait donné à son subalterne la preuve de sa parfaite incompétence.
[…] Le tuyau, si caractéristique au musée d’art moderne, était crevé comme une nouille trop cuite. Il pendouillait dans une confusion de poutrelles et de câbles.
Toute l’esplanade résonnait encore de la déflagration.
C’en était trop ! D’un brusque coup d’épaule, Dutilleul poussa la portière et se lança à la poursuite de la criminelle.
Comme dans un film à l’accéléré, ses bras et ses jambes imprimaient à son corps une série de saccades grotesques, tandis qu’il gagnait du terrain.
Laboudée, aux abois, entra comme une furie dans le portique d’un grand magasin et dans une panique indescriptible bouscula fioles et flacons sur son passage.
C’était le rayon parfumerie.
Dutilleul s’arrêta net dans sa course.
Il porta un mouchoir à sa bouche et enjamba les ruissellements de Channel n°5 qui lui rappelaient sa femme.
― Maudite femelle, nasilla-t-il, elle va me le payer cher !
[…] Acculée contre le mur de la réserve, la complice de Ratafiol retroussa sa robe et voulut saisir le poignard sanglé contre sa cuisse.
D’un mouvement brusque, André Dutilleul la saisit au poignet et l’attira puissamment contre lui. Elle se débattait comme un cheval hennissant et les soubresauts de sa vie étaient devenus de haletants coups de genoux.
Comme une harpie sauvage, elle bourrait de coups de poing le nez de l’inspecteur.
Celui-ci, le visage tuméfié, un œil fermé à demi derrière ses lunettes brisées qui ne tenaient plus que par une branche, aspergeait de sang sa moustache, tandis que de sa main restée libre, il déboutonnait sa braguette.
Que diable avait-il derrière la tête ?
[…] Au croisement des puissants jets de lances d’incendie qui embourbaient le terrain, Dutilleul battait des bras, impuissant.
Il ne restait rien des bâtiments imposants du Berlaimont ; tout avait brûlé en dépit de l’amiante qui infestait la construction.
Chiffonné dans sa paume, le nouveau message de l’égalitariste était très clair : Gog & ghig Gulughughi.
― Il va encore frapper, pensa-t-il. Nom de dieu, l’Atomium !
Ratafiol vouait aux États-Unis d’Europe un sentiment de patriotisme loyal et cela pouvait l’amener à de grossières erreurs.
Bruxelles, la capitale, était la logique de son acharnement.
L’inspecteur suffocant, perdu dans les volutes de ses soupçons, s’imposait des conclusions absurdes et dangereuses.
Du bout du pied, il retourna la chose noire, détrempée, qui gisait sur la pelouse… un chapeau calciné dans la doublure duquel on lisait : Raghegugh.
[…] Jamais je n’aurais du accompagner Dutilleul en Belgique. Je ne pouvais pas trahir René, je lui devais tout. Il était comme un père pour moi.
Il m’avait sorti du ruisseau, m’avait fait entrer dans la police et offert un poste au grenier.
C’est grâce à lui si ma vieille mère malade avait pu être soignée et si j’avais pu payer les études de ma petite sœur. Je lui devais mon bridge et le pardessus que je portais.
L’idée de le dénoncer me rendait malade et me renvoyait aux figures de Ganelon et de Judas, jetés dans le Tibre lestés de sacs de trente deniers…
Mes pensées furent soudain déchirées en lambeaux.
Dans un bruit effroyable d’acier et de tôles froissées, les boules de l’Atomium roulaient, tels des globes de cauchemar, sur la plaine du Heysel.
[...] Tandis que l’on hissait la bannière cerclée d’étoiles, sa tête bougeait avec difficulté et ses yeux papillonnaient sans cesse.
― J’ai toujours été capable d’une si grande intelligence, parvint-il à articuler en dépit de ses blessures, capable de braver le pouvoir… capable de leurrer de minables enquêteurs arrogants… et surtout capable d’inventer une langue magnifique !
Je regardai Ratafiol.
En dépit de sa situation, il affrontait la vie avec un indicible contentement de lui-même.
Il me tendit, entre ses doigts crasseux, les derniers feuillets de son fameux manuel : Passeport pour l’Urboraghigh.
― Vous enseignerez ça aux enfants dans les écoles, balbutia-t-il, car ils sont l’avenir de notre chère Europe.
― Eh bien René, lui dis-je, tout ça m’a l’air parfait.
C’était le même embrouillamini d’imbécillités qui s’étalait sur les pages.