Neuvième tableau : Révélations
Sur le miroir étal du lac, mille voiles blanches dardaient comme des canines.
Mon oncle m’avait prise gentiment par la main et nous marchions tous les deux en silence depuis un bon moment déjà. Je serrais très fort contre ma poitrine anémique le gros pain chaud que nous étions partis acheter à la boulangerie du village.
La joue me cuisait encore de la gifle qu’il m’avait donnée.
― Tu sais, me dit-il tendrement, un jour quand je ne serais plus là, il faudra que tu te débrouilles toute seule.
Je me voyais déjà choisir le tissu noir des rideaux et la couleur grise avec laquelle je ferais entièrement repeindre la maison. Mais les confidences de ce gros nigaud parvinrent quand même à m’émouvoir.
― Il ne faut pas dire cela, mon oncle.
Et je me mis à sangloter en repensant à la tête de cheval.
Il leva à nouveau la main sur moi tandis qu’au loin se profilait la fumée blanche de la villa.
Tante Rrose essuyait ses lèvres grasses sur une serviette de papier.
Il y avait dans la maison une atmosphère beurrée et torpide qui ne présageait rien de bon.
― Plus de poudre ! se lamentait mon oncle André.
― Arrête, André, rétorqua sèchement ma tantine, nous trouverons une autre solution, voilà tout.
― Mais finalement mon oncle, combien coûte-t-elle votre poudre ? demanda crânement René, en faisant mine de mettre la main au portefeuille.
Mon oncle André devint cramoisi, il s’empara de la nouvelle qui était sur le buffet de cuisine et la projeta de toutes ses forces sur le sol.
Elle éclata sur le carrelage avec le bruit sec d’un paon qui fait la roue.
René entama aussitôt une pantomime d’hérétique à demi brûlé.
Fou de rage, il se rua sur notre oncle et commença à l’étrangler.
― Qu’as-tu fait ? Tu croyais vraiment régler le problème avec ta stupide poudre ?
C’est à cet instant que la bibliothèque émit, tout à la fois, une forte lumière verte, une chaleur intense, un bruit assourdissant et une odeur d’excréments !
Elle semblait s’embraser de colère, de la même façon et avec la même intensité que mon frère. Nos trois regards convergèrent alors vers lui…
L’instant semblait suspendu. On n’entendait pas une mouche voler…enfin si !
Mais ce qui n’était d’abord qu’un bourdonnement nasillard devint une plainte, qui se transforma en cris… C’était tantine, coupante comme une rondelle.
― Toi, dit-elle en roulant des yeux hallucinés vers René, toi, tu es revenu dans cette maison non pas par amour du surréalisme, comme tu le prétendais, mais uniquement pour y perpétrer toutes tes diableries.
― Tante…, protesta mollement René.
― Mais il faudra bien que quelqu’un ait l’honnêteté de te le dire, poursuivit-elle, tu n’es pas surréaliste, René, tu n’es qu’un dadaïste !
― Mais enfin, tantine, m’offusquais-je. Que vous arrive-t-il ?
― Je vous ai entendu comploter tous les deux. Vous nourrissez le projet d’ouvrir la Bibliothèque malgré nos interdictions. Toi, avec ta curiosité ! Lui, avec ses tours de dadaïste ! Vous croyez que nous sommes dupes. Eh bien non !
Il me semblait voir les longues pattes noires et velues du dadaïsme tourner lentement autour du lustre.
Comme une poussée de fièvre qui peut terrasser les plus solides d’entre nous.
Tante repoussa violemment son verre de vin au milieu de la table.
― Mon surnom est « la mouche », souvenez-vous-en, et sachez qu’on ne me prend pas avec un tel vinaigre !
― Effectivement, dit René de son ton le plus sérieux.
Et il vida le contenu de son verre dans l’évier.
Georgie de Saint-Maur