Mon royaume pour un cheval


De la part de
Georgie de Saint-Maur 

Pour Monsieur Eddy Bouq

Directeur de publication aux Éditions qui méditent

 

Le mercredi 19 octobre

 

Cher Monsieur,

Envisagez, si vous le voulez bien, le temps qui passe entre nos doigts de façon brusque…

Ainsi la rédaction de ce petit conte m’a beaucoup amusé.

Si jamais il vous plaisait aussi, sachez que je lui cherche un préfacier et que j’avais pensé à vous supplier de l’être.

À l’inverse, s’il ne vous plaît pas, ne trouvez-vous pas qu’il mérite d’être étrillé par une critique sérieuse ? Là encore, j’avais songé à vous solliciter en l’écrivant.

Étrangement, bien qu’il soit possible que je n’orthographie pas correctement votre nom, j’ai l’impression en vous écrivant de m’adresser à quelqu’un que je connais un peu. Sans doute parce que je vous ai déjà écrit beaucoup de lettres.

Mais, comme vous le savez, j’écris bien autre chose que de la correspondance.

Voici cette fois la fin de Mon royaume pour un cheval, un petit conte moralisateur.

 
 

Condensé

 

Une passionnante partie d’échecs oppose les blancs aux noirs. La situation est incertaine, mais les blancs ont par définition un coup d’avance.

 
 

Morceaux choisis

 

[…] Le Roy blanc tremblait de tout son être et, de sa voix altérée par la vive émotion qui l’avait traîtreusement saisi à la gorge, il geignait et se lamentait, en s’appuyant, d’un coude pointu, au creux de l’épaule de son Fou, cherchant désespérément à exaspérer de la sorte le moindre de ses nerfs, pourtant déjà tendus.

LE suppliant de quitter sa case et de partir en éclaireur, s’enquérir des faits et gestes de l’ennemi et, sait-on jamais, d’exercer une petite poussée de contre-attaque, fort bienvenue en ces heures de royale détresse.

CAR la nouvelle était parvenue aux oreilles souveraines, nette et sans équivoque : le pion e, ce vieux fidèle, ce vaillant fantassin, avait été victime d’une odieuse machination des noirs, et sa confiance trop hardie, son légendaire courage, TOUT CE enfin, qui avait contribué à propager sa glorieuse réputation, l’avait fait stupidement tomber tête baissée dans le plus sinistre guet-apens qui eût été ourdi jusqu’à lors par son machiavélique antagoniste.

Victime d’une attaque de cavalerie, il était tombé au champ d’honneur.

CRÉANT par sa disparition une effroyable menace pour la sécurité du monarque terrifié, qui ne pouvait plus, dès lors, penser à autre chose qu’à évincer de toute urgence ce Fou, dont la sotte immobilité lui interdisait l’abri de son château.

Mais la Reine le rassurait d’une voix calme, en fixant l’horizon de son regard sans peur…

Elle lui disait QUE rien n’était perdu et QU’il avait bien tort de s’inquiéter pour de telles balivernes.
Le pion e était mort, SOIT !

Cela était en soi une bien triste nouvelle ; et si sa perte s’avérait irréparable, il n’en allait certes pas de même du pion d qui la précédait, et QUI, bien résolu à se sacrifier, allait dans un instant lui dégager la route et lui permettre enfin de se rendre au plus tôt au milieu du combat, afin de mieux juger de la situation.

Que somme toute, le Fou était fort à sa place en demeurant tranquille, en F Un, bien à côté de lui ; ET QUE l’heure n’était plus aux vaines expéditions ; QU’il fallait agir et non se terrer.

Mais la Reine était folle, ça le Roy le savait…

Insouciante de sa vie, tout comme de celle des autres, elle était toujours prête aux audaces inouïes, aux initiatives les plus fantasques…

Et le Roy n’était pas seul à le bien savoir, CAR la Tour, à sa droite, partageait entièrement son avis, et pensait qu’à tout prendre, il valait bien mieux qu’elle aussi participe et ait son mot à dire au sein de la bataille, plutôt que de toujours laisser la Reine agir seule, au mépris de la prudence la plus élémentaire.

― Le pion e est mort, Sire ! disait-elle d’une voix claire. Il faut sans attendre s’abriter dans mes murs. 

QUE voici le Cavalier, un robuste vassal, entièrement dévoué, qui assurera un rempart inflexible et suffira à effrayer, à lui seul, n’importe quel assaillant ; QUE cet appui solide, éminemment séduisant, démontre qu’il est grand temps, ma foi, de songer à organiser la défense et à mettre en lieu sûr sa royale majesté. 

 

[…] Le Roy acquiesce, craintif, lorgnant le front humide du Cavalier H Trois qui, bégayant de son pauvre sourire ondulé, lui assure en bêlant qu’il peut compter sur une défense solide, une riposte vigoureuse et une position inébranlable.

MAIS le Roy, par le diable, connaît parfaitement la psychologie de ses troupes, et sait que cette extraordinaire assurance ne s’appuie, en fait, que sur le pion g… Soldat méritant mais fort impressionnable, et qui risque à tout moment d’adopter un comportement fort peu à la hauteur de la situation.

En face de lui, PAR CONTRE, les troupes noires jubilaient.

Cette idée qu’avait eu le Cavalier E Quatre (on l’appelait comme ça depuis sa promotion) tenait presque du génie, et l’on voyait son Roy étaler sur sa large face un sourire bien lisse d’hilarité.

 

[…] C’était un sentiment d’allégresse qui avait envahi l’âme de chaque combattant, allant même jusqu’à leur faire échafauder des plans bien fantaisistes, tandis qu’ils pouffaient de leur suprématie.

― Je ferai décorer ce Cavalier ! clamait le Roy tout en se dandinant, en se frottant le ventre et en poussant des petits cris d’excitation.

― C’était certes la meilleure de ses idées ! lui affirmait l’autre Cavalier, confrère jaloux, envieux de la présence d’esprit de son camarade.

MAIS que, si le Roy voulait bien lui prêter un tant soit peu d’attention, il s’apercevrait bien vite que lui, le Cavalier C Six, manquait de tout secours et qu’il lui fallait quitter cette position de toute urgence…

Mais le Roy se gaussait de ces sottes inquiétudes, CAR d’une seconde à l’autre, son cavalier triomphal, en avant-poste, tiendrait toutes les troupes blanches en échec, en visant la personne même de leur Roy.

Ha ha ha, que la situation était plaisante, et ce stupide Cavalier qui venait l’importuner avec de vaines alarmes.

Allons, c’est bien connu, les noirs gagnent toujours !