Lettres de Doris Villant


De la part de
Georgie de Saint-Maur
7, place des Palaces (1) 

Pour Monsieur Eddy Bouq
Directeur de publication aux Éditions qui méditent

 

Le mercredi 26 octobre

 

Monsieur,

Vous restez muet, alors que j’échafaude de vastes projets d’édition. Il vous suffirait pourtant de me contacter à l’adresse ci-dessus, pour me dire enfin ce que vous pensez de mes écrits.

Doris Villant écrivit plusieurs Lettres au Collège de Pataphysique.

Celles-ci furent publiées dans les fameux Cahiers « Subsidia Pataphysica ».

Beaucoup d’entre elles sont devenues très célèbres et figurent encore, à l’heure actuelle, parmi les pièces maîtresses de la bibliothèque de recherches du vénérable Collège.

 
 

Condensé

 

Il s’agit d’un roman épistolaire.

Un recueil de toutes les lettres écrites par Doris Villant.

Un pastiche mêlé de respect, tant pour le grand Satrape que pour la noble institution.

 
 

Morceaux choisis

 

Le 22 table 83

 

Monsieur,

Sans doute pensiez-vous, lorsque vous m’avez instamment priée de collaborer, une fois de plus, à votre infâme feuille de chou, que je n’aurais pas la moindre peine (comme à mon accoutumée) à pondre un article intéressant.

Mais cette fois, monsieur, j’eus beau me torturer les méninges, rien ne venait, monsieur, tout du moins rien qui vaille vraiment la peine de figurer au sein de la Revue de notre vénérable institution, que je respecte, monsieur, et que je désire voir, un jour, atteindre des sommets insoupçonnés.

Et j’en étais à me dire que dans ces cas-là, monsieur, était-ce vraiment la peine, je vous le demande, de rechercher à tout prix un concours stérile ?

Quand tout à coup, je me suis soudain sentie transfigurée. Pourquoi, me suis-je dit, ne pas utiliser cette bonne vieille sagesse populaire et ces fameux proverbes, dont j’avais déjà démontré les mécanismes contradictoires dans un de mes précédents courriers.

Afin de tenter cette fois-ci de prouver, qu’à l’instar des déclinaisons, il existe, en matière de proverbe, une constellation de thèmes auxquels viendraient s’ajouter des désinences.

Et je n’en veux pour preuve que la méditation dans laquelle nous plonge celui-ci : « Qui vole un œuf, vole un bœuf ! ».

Ne vous saute-t-il pas aux yeux, monsieur, que l’on pourrait retrancher cet œuf aux deux termes de l’égalité ?

Nous obtiendrions ainsi : « Qui vole un …, vole un b… ! »

Quiconque chaparde le néant, c’est-à-dire ne dérobe rien, dérobe la lettre

Étrange équation ! est donc au néant ce que l’œuf est au bœuf.

Du coup, je vous laisse imaginer, monsieur, quelle quantité d’aphorismes cette constatation a fait naître en mon entendement.

Sans hésiter, je vous en livre quelques-uns.

 

Le premier qui s’est immédiatement imposé à mon esprit a été sans conteste : « Qui vole un rouet, vole un brouet ! ».

Quoi de plus naturel ? Puisque aussi bien le rouet sur lequel la bergère file sa laine, lui apporte son lot de nourriture : le brouet.

Quiconque lui subtiliserait son rouet, la priverait par là même de la source de ses revenus et par conséquent de sa pitance.

Il en va de même avec : « Qui vole une auge, vole une bauge ! ».

L’appropriation d’un récipient où l’on se disposait à offrir de la nourriture à des animaux prédit, un jour ou l’autre, la soustraction d’une tanière.

On reste toujours avec ces larcins, monsieur, vous en conviendrez, dans le domaine de l’alimentation, des bêtes et de la nature.

Il en va de même pour le très visionnaire : « Qui vole une roche, vole une broche ! ».

Prophétisant la pierre précieuse qu’elle s’apprêtait sans doute à devenir un jour et qui, soyez-en sûr, eût été portée au revers du châle par quelque belle.

Quelle magnifique leçon, monsieur, d’optimisme et de patience, dans ce simple adage. Cette foi dans l’amélioration de la matière inerte n’est pas sans nous faire songer aux plus hautes aspirations transcendantales, et nous fait toucher du doigt l’immatérialité déconcertante de : « Qui vole un effroi, vole un beffroi ! ».

Voilà un adage qui, en nous proposant cette relation insolite entre un effroi, de par nature impalpable et un bien tangible et très concret beffroi, ne manquera point par contre de nous interpeller.

Est-ce à dire, monsieur, que le beffroi, né de la crainte des invasions, verrait disparaître son utilité lorsque disparaîtrait de la surface de la Terre cette peur même qui avait fait naître sa fonction ?

 

Mais que penser de : « Qui vole une ride, vole une bride ! ».

Peut-on vraiment voler une ride, monsieur ? Je vous pose la question tout de go.

Et dans ce cas, même si nous y parvenions, pourquoi diable agirions-nous fatalement de la même façon en présence d’une bride ? Car c’est bien de fatalité qu’il s’agit, monsieur, et même de la plus cruelle, de la plus infâme des fatalités : celle qui se teinte d’inéluctable.

Et que dire alors de : « Qui vole une ordure, vole une bordure ! ».

Nous voici ramenés dans de profonds abîmes de perplexité lorsque nous comparerons, comme je vous propose de le faire, mais enfin, empêchez m’en donc, monsieur, vous restez là, à subir tout ce que je vous propose, réagissez !

Lorsque nous comparerons, disais-je, la nature des liens développés par les dictons cités supra.

Car nous voici confrontés à un axiome édictant qu’une bordure s’évanouira en même temps que l’on détournera une ordure.

Mais voyons, monsieur, qui donc s’accaparerait une ordure, je vous le demande ?

Qui et dans quel but ? Quant à l’utilité d’escamoter une bordure, monsieur, elle me paraît quant à moi toujours très subjective.

Ce proverbe, à lui seul, sonnerait-il le glas de toute signification logique ?

Non, monsieur, car il y a encore : « Qui vole un écot, vole un bécot ! ».

Qui nous immerge vous et moi, tout entier, dans un surréalisme bien dégoûtant…

 

Mais il est tard, monsieur, je termine ici cette lettre, en espérant voir un jour toutes mes recherches collaborer modestement à enrichir notre noble Pataphysique, et en vous priant de me croire la plus dévouée de vos servantes.

 

Doris Villant

 

 

1 Pour d’évidentes raisons de discrétion, le nom et l’adresse personnelle de l’auteur resteront confidentiels.