Les mystifications littéraires : la fiction poussée à son paroxysme

 

Les « faux auteurs » peuplent l’histoire de la littérature, non seulement française mais mondiale. On connaît bien sûr Vernon Sullivan créé par Boris Vian et, plus près de nous, Emile Ajar inventé par Romain Gary avec la complicité de Paul Pavlowitch, qui lui permit d’avoir deux fois le Goncourt. Petit coup de projecteur sur ces écrivains joueurs qui poussent leur goût de la fiction jusqu’à imaginer de toutes pièces un auteur-personnage. J’ai choisi des exemples français, sud-américain et américain, histoire de prouver que le canular littéraire n’est pas une spécialité française, loin de là.  

Wayne Barrow : trop Américain pour être vrai

Wayne Barrow est un romancier américain né en 1951 ; présenté comme un « colosse de père bostonien et de mère navajo » sur le site des éditions Mnémos, il vit au Canada depuis 1972 et son refus de la conscription pour le Vietnam. Après avoir été, entre autres, bûcheron, pêcheur au Labrador et ouvrier sur une plate-forme de forage, il vit désormais de sa plume. En 2008, son premier roman traduit en français, Bloodsilver, obtient le Grand Prix de l’Imaginaire. Le livre est l’histoire uchronique de la conquête de l’Ouest, où les cow-boys doivent lutter contre une cohorte de vampires débarquée en 1691 du Vieux Continent ― prétexte pour évoquer autrement des bandits mythiques comme les frères Dalton et Billy the Kid, tout en jouant avec les mythes fondateurs de l’Amérique. 
Un sujet alléchant donc, le thème même de l’ouvrage, mélange de fantastique et d’uchronie, servant la démarche de ses véritables auteurs : Wayne Barrow n’existe pas, tout comme la prétendue traduction de son roman, celui-ci étant l’œuvre de deux écrivains français adeptes du genre de l’imaginaire, Xavier Mauméjean et Johan Eliot. Le projet et le propos du livre justifient ici la mystification littéraire opérée : seul un Américain au parcours « bigger than life » pouvait revisiter de la sorte l’histoire de son pays. À noter que les références culturelles et le ton trouvé par les auteurs ont rendu Wayne Barrow si crédible que nombre de blogueurs ayant critiqué le roman ne mentionnent pas le « canular », le texte étant présenté comme traduit de l’américain ― une réussite supplémentaire pour Heliot et Mauméjean…

Bustos Domecq : deux écrivains pour un seul masque  

L’écrivain argentin Honorio Bustos Domecq a eu une riche carrière littéraire de 1942 à 1977, offrant aux lecteurs ses histoires étranges au goût prononcé pour la parodie. La nouvelles policière Les douze signes du Zodiaque paraît en 1942 dans la revue Sur, puis, la même année et dans un esprit identique, les Six problèmes pour Don Isidro Parodi, seul texte à être traduit en français. S’ensuivent des œuvres à la diffusion confidentielle, Deux fantaisies mémorables en 1946, Le fils de son ami en 1952, D’un apport positif en 1954 et La fête du monstre en 1955. En 1967, avec la publication des Chroniques de Bustos Domecq, le public découvre qui se cachent derrière cet auteur mystérieux : Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, deux amis de longue date, Borges étant âgé d’une trentaine d’années lorsqu’il fit la connaissance de Bioy qui n’en avait que dix-huit ― le premier écrivant notamment en 1940 la préface de l’Invention de Morel du second. Malgré la révélation du canular, les deux hommes publient un dernier ouvrage sous leur pseudonyme commun, en 1977, les Nouveaux contes de Bustos Domecq, avec cette fois une part importante de satire politique et sociale.
Habitué des œuvres en collaboration, Borges a trouvé là le compagnon de jeu idéal, et le moyen de rendre plus réel encore un véritable double de lui-même, Bustos Domecq étant la version la plus aboutie des écrivains fantasques imaginés dans ses nouvelles, comme le fameux Pierre Ménard, auteur du Quichotte, Herbert Quain ou Mir Bahadur Ali. Son nom est fabriqué à partir d’un arrière-grand-père de chacun et la mystification fonctionne parfaitement ; une fois l’astuce éventée pourtant, Borges s’attriste du « dédain général » (1) des lecteurs, qui se désintéressent alors des écrits de Bustos Domecq. Dans ces ouvrages, Borges et Bioy privilégient l’humour, de manière plus prononcée que dans leurs propres œuvres : le texte dans lequel ils vont le plus loin est sans conteste les Chroniques de Bustos Domecq, où ils mettent en scène leur « héros » en chroniqueur avisé d’artistes fictifs, farfelus et dérisoires. L’une des deux fantaisies mémorables, « Le témoin », est un bon exemple du style de Bustos Domecq : le bizarre, le langage parlé et le regard des gens de la rue prédominent dans cette histoire d’élevages porcins et de mort mystérieuse (2). 
Dernier pied de nez : en 1946, Borges et Bioy s’associent encore pour publier une parodie de roman policier, Un modèle pour la mort, sous le pseudonyme de B. Suarez Lynch (nom créé à partir de ceux de leurs grands-pères), qu’ils présentent ingénieusement comme un disciple de Bustos Domecq…

JT LeRoy :  trouble dans le genre à Hollywood  

Né en 1980 en Virginie-Occidentale, JT LeRoy publie ses premiers textes dans des revues comme Nerve dès 1996, puis le roman Sarah en 2001 et surtout Le Livre de Jérémie en 2004 qui assure sa renommée. L’ouvrage autobiographique parle d’un transsexuel drogué abusé sexuellement et traite d’errance et de prostitution en Californie ; avec le succès du livre, et le mystère qui se dégage de LeRoy (dont le deuxième prénom est… Terminator !), les journalistes se penchent d’un peu plus près sur cet auteur et ne mettent pas longtemps à dévoiler la supercherie. 
Comme il fallait s’y attendre, au pays de Mickey, la mystification littéraire prend l’apparence d’une arnaque : JT LeRoy n’existe pas, il s’agit du pseudonyme de Laura Albert, dont l’histoire, quoique marginale, diffère beaucoup de celle de LeRoy. Le canular confine ici à l’escroquerie, puisque Le Livre de Jérémie était présenté par son éditeur comme autobiographique. Un peu comme les stars d’Hollywood qui s’étaient entichées du Français Christophe Rocancourt, des people comme Courtney Love et Asia Argento ont loué le travail du génial JT LeRoy en en faisant un nouveau Bukowski, avant de passer pour de fieffés idiots. Circonstance aggravante pour la fille du réalisateur italien : elle a adapté Le Livre de Jérémie au cinéma et rencontré l’auteur à plusieurs reprises, sans se rendre compte qu’il s’agissait d’une femme déguisée en jeune homme. C’est là la particularité la plus étonnante de ce qui ressemble à un « coup marketing » : Laura Albert a convaincu une amie, Savannah Knoop, d’incarner le jeune écrivain lors de ses sorties publiques. Une mystification littéraire queer en quelque sorte ! Malgré le scandale, Laura Albert conserve son pseudonyme pour publier Harold's End en 2005 et Labour en 2007, qui, le mensonge éventé, connaissent un succès moindre. 

Pour conclure 

À la lecture de ces exemples très différents, on s'aperçoit que les auteurs de mystifications littéraires ne sont pas toujours des amuseurs qui cherchent à tromper le public, à le berner par de faux-semblants : il arrive que le masque auquel ils ont recours soit un élément essentiel du processus créatif, une part indissociable de leur travail sans laquelle leurs écrits perdraient beaucoup de leur sens.  


1 J. L. Borges, Essai d’autobiographie, p.277.
2 E. Rodriguez Monegal, Borgès, p.142-152.  


Pour en savoir plus :
― une critique de Bloodsilver 
― un mémoire de maîtrise de Lettres modernes sur Bustos Domecq 
― un article sur JT LeRoy   


Marianne Desroziers