Les freaks dans la culture populaire : portrait d’une société par ses marges
Le « freak », le monstre, celui qu’on a du mal à situer, dont on peine à définir la nature, canalise toutes nos peurs et nos sentiments les plus vils. Dans nos sociétés de plus en plus formatées et normalisées, les freaks servent souvent de repoussoirs, suscitant parfois la pitié, quelquefois la compassion, plus souvent le mépris, la haine ou le voyeurisme. Mais au-delà de ce banal constat, c’est bien souvent un portrait en creux d’une société, par le biais de ses marges, qui nous est donné à voir à travers les personnages de freaks dans la culture populaire.
Petit rappel historique : le terme « freaks » a été popularisé par le film éponyme de Tod Browning en 1932, sorti sur les écrans français sous le titre « La monstrueuse parade ». On y suit lilliputiens, hommes-troncs et autres « monstres humains » travaillant dans un cirque qui sillonne l’Europe. C’est une nouvelle, Les Éperons (1932) de Clarence Aaron Robbins, qui a inspiré le film de Browning. Le film « Elephant man » de David Lynch est certainement le plus grand hommage à ce grand classique du cinéma.
Quittons maintenant le cinéma pour l’univers de la BD, riche en freaks en tous genres, souvent des adolescents : tout ado n’est-il pas un monstre pendant les quelques mois de la puberté ? Si Daniel Clowes est surtout connu et reconnu pour « Ghost World » adapté au cinéma par Terry Zwigoff (avec Scarlett Johansson en brune : avis aux amateurs !), c’est surtout dans « Comme un gant de velours pris dans la fonte » que l’on trouve des freaks. Le personnage de Tina en particulier est pour le moins surprenant : issu des amours d’un soir entre sa mère et un étrange homme venu des profondeurs de l’océan et vite reparti, elle tient à la fois du poisson et de l’être humain, et faut-il préciser qu’elle a deux prothèses pour la jambe et le bras qui lui manquent… L’histoire bien barrée de cette BD est la suivante : Clay, le héros, part à la recherche des producteurs d’un snuff movie dans lequel il a cru reconnaître sa femme disparue. On bascule sans cesse dans un univers monstrueux et cauchemardesque dans cette très déstabilisante BD.
Dans l’inégalée « Black Hole » de Charles Burns, le lecteur passe du réalisme d’un portrait de la jeunesse américaine des années 70 (avec pas mal de références au rock et à la culture underground) au fantastique le plus débridé. L’ambiance générale n’est pas dénuée de poésie et d’onirisme. Il s’agit là d’une réflexion très fine et universelle sur la normalité et la déviance. L’histoire ? Dans l’Amérique des années 70, une étrange maladie sévit parmi la jeunesse : on la surnomme la « peste ado » et « la crève ». Les symptômes peuvent être quelques bosses ou une vilaine éruption cutanée mais pour d’autres cela se traduit par une transformation monstrueuse avec apparition de nouveaux membres. Les jeunes touchés se rassemblent dans la forêt où ils tentent de cacher leur mal. « Black hole « est un magnifique et très original roman graphique sur l’adolescence, l’amour, le sexe, la différence, la monstruosité et une certaine Amérique.
Du côté des mangas, les exemples seraient trop nombreux : l’on se bornera à citer le cas célèbre des « enfants-vieillards » dans le manga culte « Akira » : il s’agit d’enfants sur lesquels l’on a fait des expériences secrètes pour développer leurs pouvoirs psi, qui ont eu pour conséquence leur vieillissement à vitesse grand V.
Les freaks sont aussi des personnages de romans, du Quasimodo de Victor Hugo aux ados de « Polichinelle » de Pierric Bailly (un personnage a un cul à la place du ventre, un autre a des jambes yo-yo et un troisième perd ses ongles et ses cils) en passant par « La confrérie des mutilés » de Brian Evenson. Dans ce dernier, le lecteur suit les aventures de Kline, détective privé auquel le « gentleman au hachoir » vient de confisquer la main droite, qu’il est néanmoins parvenu à tuer d’une balle dans l’œil. Suite à cet exploit, il est porté aux nues par une secte de mutilés volontaires (si, si, ça existe : dans les bouquins d’Evenson en tout cas) qui lui confie une enquête. A partir de là, c’est la course à la mutilation ! Les freaks sont ici, vous l’aurez compris, les héros d’une farce grand-guignolesque à l’humour très noir.
Si l’on s’aventure du côté de la S.F., il faut parler de « Docteur Bloodmoney » de Philip K. Dick, publié en 1965, dans lequel on trouve un héros phocomèle (sans bras ni jambes) qui a des pouvoirs psychiques, suite à une apocalypse nucléaire causée par un savant fou. Dans cette nouvelle société, reconstruite sur les cendres de l’ancienne, les marginaux d’hier sont devenus des élus dotés de pouvoirs particuliers.
Peut-être que les freaks d’aujourd’hui ne sont plus ceux qui ont une tare à la naissance ou qu’un accident de la vie a esquinté, mais ceux et celles (surtout celles) qui, cédant aux sirènes de la beauté et de la jeunesse à tout prix, se retrouvent, après des opérations de chirurgie esthétique peu esthétiques, à ne plus ressembler à des êtres humains. En ce sens, on ne peut s’empêcher de penser à cette vieille femme se faisant monstrueusement tirer la peau dans le prophétique « Brazil » de Terry Gilliam (échappé des Monty Python) en 1985.
Pour en savoir plus :
─ la revue sur l’étrange et l’imaginaire intitulée « Freaks Corp. »
─ un site consacré à Charles Burns
─ un dossier sur le film « Freaks »
Marianne Desroziers