Le rire dans Les Chants de Maldoror
Que dire sur Lautréamont qui n’ait déjà été dit et redit ― parfois jusqu’à l’écœurement (1) ? Qu’il est l’auteur d’une seule œuvre (si l’on excepte les « Poésies I et II»), Les Chants de Maldoror. Qu’il a été publié à compte d’auteur. Que les Chants fourmillent d’un bestiaire hétéroclite peu ragoûtant (poules, requins, poux, chiens, etc.). Qu’on peut y voir une ode à la marginalité. Que la violence qui y palpite est souvent sexuelle et s’exerce envers de jeunes hommes, voire des enfants.
Et si l’on parlait, pour changer, de l’humour chez Lautréamont ? Car oui, il y a de l’humour dans Les Chants de Maldoror. Alfred Jarry, le père d’Ubu Roi, reconnaissait que sa pataphysique devait beaucoup à la lecture de Ducasse. En effet, les descendants de Lautréamont sont divers et variés. Les surréalistes lui vouaient un culte : c’était l’un des seuls écrivains dont ils acceptaient la filiation ― avec Rimbaud ―, et Soupault et Breton ont permis sa redécouverte. Des écrivains aussi différents que Francis Ponge et Antonin Artaud participèrent à un numéro spécial des « Cahiers du Sud » en 1946 ; Le Clézio se revendiquait des Chants dans son premier roman, Le Procès-verbal ; la figure de Ducasse apparaît dans la nouvelle « L’autre ciel » du Sud-Américain Julio Cortazar adepte du réalisme magique ; et Gainsbourg fait référence à Maldoror dans une chanson, « Et quand bien même », tout comme Noir Désir invoque Lautréamont sur le morceau « Les écorchés ».
Formes d’humour dans les Chants
Humour donc, mais noir s’il vous plait : une attitude du narrateur que l’on pourrait qualifier de sarcastique et d’ironique. Entre des scènes à la limite du supportable (les poules picorant le corps de prostituées, une petite fille se faisant violer par un bouledogue, etc.), on est en droit (le lecteur a tous les droits, surtout quand il est malmené par l’auteur) de rire. Ducasse prend tout au long du livre un malin plaisir à moquer ses contemporains, à les ridiculiser comme il le fera dans ses Poésies en détournant proverbes et citations : il tourne en dérision les grands auteurs, d’Hugo à Musset, pour mieux marquer sa différence, sa tête de Turc favorite demeurant probablement Lamartine, dont il n’a de cesse de railler l’emphase et les élans romantiques. Le pastiche n’est jamais loin : dans la version originelle de 1868 du chant I, Ducasse incorpore au récit une scène de théâtre dialoguée, idyllique tableau familial interrompu puis brisé par l’arrivée soudaine de Maldoror.
L’absurde est l’un des effets comiques les plus utilisés par Ducasse, qui parsème son texte de réflexions étonnantes dans des domaines variés (entomologie, anatomie, optique, mathématique, etc.) et le truffe à dessein de précisions inutiles, à l’instar de sa métaphore de Dazet en « pou vénérable » au corps « dépourvu d’élytres » (I, 12). Il excelle aussi dans l’étrange, moquant les activités humaines nocturnes en évoquant « le pot de chambre rocailleux où se démène l’anus constipé des kakatoès humains » (III, 1), ou donnant la recette d’une potion mêlant « pus blennorragique à noyaux », « kyste pileux de l’ovaire », « chancre folliculaire » et « prépuce enflammé » à « trois limaces rouges » (V, 1).
Sa préciosité de style, qui lui valut au lycée le grade de « philosophe incompréhensibiliste » (2), l’habite encore au détour de formules bizarres et comiques, notamment lorsqu’il enjoint les lecteurs à « incline[r] la binarité de [leurs] rotules vers la terre » au lieu de leur dire de se prosterner (V, 6).
La transgression est au cœur de l’humour des Chants : elle en est la composante essentielle, sans quoi le rire n’aurait plus aucun sens. La série des « beau comme » est la plus représentative du renversement des valeurs qui préside au rire tel que le conçoit Ducasse, et le chant VI en donne les meilleurs exemples :
« [...] beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l'incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; [...] et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie ! (3) » (VI, I)
Mais c’est surtout envers la figure de Dieu que s’exerce la satire mordante de Lautréamont. Inouï de cruauté, « le Créateur » apparaît « sur un trône formé d’excréments humains et d’or », occupé à dévorer sans relâche les malheureux baignant dans une mare de sang à ses pieds, « la barbe pleine de cervelle » (II, 8). « Ô lecteur, ce dernier détail ne te fait-il pas venir l’eau à la bouche ? » assène ensuite Ducasse pour renforcer l’ironie horrible de sa description. Le « Céleste Bandit » (V, 3) fournit la matière au passage le plus drôle du livre, au milieu du troisième chant : Dieu est représenté hagard, étendu sur la route, les habits en loques, « soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang », détesté par tous les animaux (hormis le lion) qui s’en prennent à lui de les avoir faits si laids. On est là dans le registre de l’humour blasphématoire, digne d'un carabin, et l’on se souvient que Ducasse restera pour toujours un étudiant marqué par ses années d’internat et non un « écrivain adulte », puisqu’il est mort à vingt-quatre ans.
Le sixième et dernier chant est marqué par les tortures que fait subir Maldoror au jeune Mervyn, le garçon qui suscite les sentiments les plus troubles chez lui, mélange de désir et de pulsion criminelle. Alors que celui-ci cède enfin à ses avances et le rejoint sur le pont du Carrousel, Maldoror l’enferme dans un sac qu’il claque contre le parapet comme pour tuer une portée de chatons, puis le donne à un boucher en lui disant d’abattre le chien galeux qui s’y débat (VI, VII). À l’humour noir succède la mise à mort spectaculaire de Mervyn et sa touche d’ironie finale, l’adolescent, attaché à un câble, allant tout droit s’écraser sur le dôme du Panthéon, le monument des Grands Hommes (VI, VIII).
Notons enfin que le caractère provocateur des Chants est proclamé dès l’incipit, où Lautréamont avertit qu’« il n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger » (I, 1). Le lecteur est mis en garde, l’ouvrage qu’il tient dans les mains n’est pas fait pour tous : une forme d’élitisme se dégage, qui fait penser à un autre chantre de l’humour noir, Pierre Desproges, et à sa maxime célèbre selon laquelle on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui.
Rire de Maldoror et rire de Ducasse
Au premier chant, Maldoror s’attriste d’être incapable de « rire comme les autres » : pour y remédier, il n’hésite pas à se fendre la commissure des lèvres au canif pour singer le rire humain et se désole de n’obtenir qu’une sanglante grimace. Cet échec constaté, le rire de Maldoror ne peut plus se mettre au niveau des hommes : il se doit d’être au-delà d’eux, et de devenir un rire de perpétuelle transgression. Le rire humain est pour lui horrible, il avilit les traits du visage (« comme on ressemble à une chèvre quand on rit ! » (4), IV, 2), et Maldoror rappelle qu’il ne l’a jamais éprouvé (V, 3).
La fin de l’ouvrage offre pourtant à son sombre héros l’occasion de connaître le rire, et même le fou rire, lorsqu’un archange envoyé par Dieu le somme de se repentir sur-le-champ (VI, VI). Maldoror rit pour la première fois, « ainsi que le font les brebis », presque jusqu’à s’en étouffer, avant de tuer d’un coup de bâton l’impudent. Ultime protection de Maldoror, le rire est également l’arme de Lautréamont, qui en expose sa fonction en littérature dans le deuxième paragraphe du quatrième chant, au cours d’une digression qui a valeur de manifeste (comme le fait remarquer Jean-Luc Steinmetz dans ses notes à l’édition de poche des Chants).
Cet étrange passage, peut-être le plus décousu du livre, débute par une comparaison entre deux piliers vus de loin et des baobabs, puis, selon un effet d’optique, à des épingles. Ducasse disserte deux pages entières sur le sens de cette comparaison avant de s’excuser auprès du lecteur pour la longueur de sa phrase. Cette embardée comique, de même que l’adresse au lecteur, le conduit à poursuivre sur le rôle du rire en littérature, après un développement volontairement absurde sur la meilleure manière de tuer une mouche et un rhinocéros. Ducasse lie rire et mélancolie, et conseille de rire et de pleurer en même temps, ou de pleurer « par la bouche », ou d’uriner, mais d’émettre un liquide quelconque pour atténuer la sécheresse du rire. Il conclut le passage en s’attaquant par avance à ceux qui ne comprendraient pas ses traits d’humour, auxquels il donne l’apparence de « kanguroos du rire » et de « poux de la caricature ».
Lautréamont en profite pour donner la clé de l’humour des Chants : le rire, tout comme « le mal, l’orgueil, la folie », permet de montrer l’homme tel qu’il est, et donc de rejeter les hypocrisies poétiques qui le peignent tel qu’il devrait être. Le rire amène à la vérité : par cet aveu, Lautréamont redevient Isidore Ducasse, le jeune écrivain ambitieux qui aspire, avant tous les autres, à dire quelque chose de vrai sur la nature humaine. André Breton ne s’y trompera pas, en reprenant, à propos de l’œuvre singulière de Ducasse, l’intégralité de ce passage dans son Anthologie de l’humour noir.
1 Pour un point de vue original, voir Lautréamont : feuilletoniste autophage de Michel Nathan, qui explore la stimulante piste d’un Ducasse feuilletoniste, procédant dans ses Chants par épisodes, avec péripéties et situations improbables, ceux-ci se nourrissant de la propre substance qu’ils sécrètent.
2 La formule figurait parmi les surnoms potaches écrits sur un exemplaire des Esquisses de philosophie morale de Dugald Stewart, retrouvé dans la bibliothèque du lycée de Pau où Ducasse suivit une partie de sa scolarité.
3 Ce dernier « beau comme », le plus célèbre de tous, inspira à Soupault et Breton les personnages de Parapluie et Machine à coudre dans la pièce Vous m’entendez en 1920.
4 Le bibliothécaire fou, Jorge de Burgos, partage cette opinion à la fin du Nom de la Rose d’Umberto Eco ; l’on constatera aussi que la description « géométrique » de la mort de Mervyn partage quelques ressemblances avec la pendaison de Jacopo Belbo à la fin du Pendule de Foucault du même auteur.
Pour en savoir plus :
― l’intégralité des Chants en ebook
― Lautréamont sur le web
― Lautréamont et les surréalistes
Marianne Desroziers