Le dossier Aurore-Marie de Saint-Aubain
Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894), auteure décadente homosexuelle amie de Joris-Karl Huysmans, est connue pour ses textes sulfureux qui firent frémir ses contemporains. Sous le pseudonyme de Faustine, elle publia notamment le célèbre roman Le Trottin, à l’érotisme saphique scandaleux pour son époque. Un passage de l’ouvrage reproduit dans L'Ampoule n°2 témoigne de son style tout en préciosité et de l’audace de ses thèmes de prédilection. On pourra également y lire une intéressante notice biographique, complétée ici par l’un de ses plus fameux poèmes, « Ode à la nymphe furtive », quelques jugements d’artistes sur son œuvre iconoclaste et deux autres extraits du Trottin.
Ode à la nymphe furtive
L’appel d’or retentit dans un ciel sans étoiles.
Je te vis, esseulée, en cette contrée, sans voiles.
Fugitive tu fus, ma sylphide craintive !
Coruscante dryade, fruit défendu, fornication furtive !
Thébaine aux yeux d’ébène, qu’Athéna Parthénos
Modela dans la glaise sur ordre de Chronos !
Matité d’une peau, carnation exotique !
Naïade d’Insulinde venue d’outre tropiques !
Noirs tes cheveux, de jais tes iris, mais point ton âme,
Qui mon cœur embrasa, voluptueux épithalame !
Farouche vahiné nourrie au caroubier,
Pygmalion te conçut, en futaie d'albergiers !
Es-tu des Îles Heureuses, de l’Arabia Felix ?
De Ceylan, des Orientales Indes, du sommet de la Pnyx ?
La superbe rabattue de l’Empereur de Chine,
Rejeta en toi, ma mie, la fière concubine !
Nue tu fus devant moi, prête aux transports hardis !
Neuve tribade en Thébaïde, prépare mon Paradis !
L'univers lutta lors, contre l'énergie sombre
Du Fils du Ciel trahi, réservant sa faconde,
Engloutissant les étoiles, les astres du Logos !
Corps à corps dantesque, victoire du Rien, ô nouveau Polemos,
Encor en apocryphes codex, Révélation, poussière en devenir,
Par l'eschatologie, voici la Mort, ô Néant à venir !
(Mai 1888, in « La Nouvelle Aphrodite »)
Jugements sur Aurore-Marie de Saint-Aubain
Charles Swann (fin du XIXe siècle) :
« Je rencontrai pour la première fois Madame la baronne de Lacroix-Laval, épouse de Saint-Aubain et femme de lettres, de confession parnassienne, que portaient aux nues nos salons, lors d’une de ces indénombrables soirées organisées par Madame Verdurin. Je ne sus si sa présence se justifiait par ses talents de versificatrice ou par ses dons pianistiques, alors qu’elle jouait inlassablement le même répertoire en tout lieu huppé, à savoir cette quasi-rengaine qu’elle prétendait due à quelque compositeur austro-hongrois, de médiocre talent, d’un romantisme par trop échevelé, bien que factice, qu’elle s’obstinait à nommer familièrement de ses prénoms, Stefan ou Daniele.
Pourtant, je puis confesser que Madame de Saint-Aubain me fit forte impression, non pas qu’elle fût d’une beauté exceptionnelle, mais du fait de sa fragilité exquise. Un minuscule bébé de porcelaine, une menue poupée aux blondes anglaises mellifères et cendrées, à la voix d’une gaucherie et d’une ténuité telles qu’il eût fallu un cornet acoustique pour en saisir toutes les inflexions ambivalentes, me fut présenté par Madame Verdurin. Son regard me surprit : en l’ambre de son iris aussi rêveur qu’absent, je ressentis quelque chose de quintessencié, comme l’expression du parfum d’une fleur s’ouvrant à l’aube pour mourir dès le soir. Ses joues étaient trop rouges, et ses toussotements intermittents, quoiqu’elle eût osé ce soir-là la rusticité audacieusement arborée du châle et de la fanchon par-dessus une robe de surah, de soie et de taffetas d’un gris souris nacré, afin qu’elle protégeât son fluet organisme de la brise frisquette du début du printemps, trahissaient en son corps l’atteinte de la consomption qui devait l’emporter. Cependant, sa minauderie snob dévoilait sa superficialité mondaine, elle qui, un jour, était chez la duchesse d’Uzès, pour se montrer le lendemain parmi les hôtes éminents de la duchesse de Guermantes, errant ensuite d’heures vespérales en nuitées au sein de la sémillante compagnie de la marquise de Villeparisis et de la princesse de Sagan. Malgré tout, les inflexions de cette voix demeuraient enchanteresses et lorsque la poétesse sentait quelque répit en ses bronches, pouvant ainsi se permettre, deçà-delà, l’abstème de ses quintes gênantes (ceci constituant un euphémisme car il est des euphémismes comme de la diplomatie), sa bouche aux petites lèvres purpurines émettait quelques curieux claquements de la langue, d’une connotation quasi scabreuse pour qui fréquentait les maisons dites de tolérance, en même temps que son phrasé se faisait plus rythmé, comme si elle eût déclamé une prosopopée d’une emphase supposée cicéronienne. Elle tentait semble-t-il de reproduire la prosodie gréco-romaine, échauffement précédant la récitation de ses poésies, qu’elle ne manquait jamais de caser en toutes ces soirées, optant soit pour une évocation anacréontique, soit pour les plaisirs de l’hendécasyllabe, soit pour l’affreux baïfain qui n’était jamais parvenu à s’imposer depuis la Pléiade.
De ce fait, sa propension passionnée me sembla telle une dernière survivance du romanesque stérile, du bovarysme, de la fatuité romantique. Je pressentis en Madame de Saint-Aubain une attirance trouble pour la gent de son sexe, car elle ne cessa de regarder Odette de Crécy de toute la soirée. Ce fut alors que Bergotte me déclara : Quelle belle enfant, vraiment ! »
Anna de Noailles (entretiens avec le journaliste Pierre Delachenal, 1925) :
« Personnellement, je n’ai jamais rencontré Madame de Saint-Aubain, mais j’ai lu assidûment son œuvre, parfois hermétique, mais souvent magnifique. À ses obsèques lyonnaises, le 14 mars 1894, il y avait une foule d’adulatrices de la bonne société. La pauvre était souffreteuse et poitrinaire ! Elle n’avait pas trente et un ans lorsqu’elle est morte. Certains de ses vers sont de pures splendeurs, par exemple :
« Traverse le Tartare, encor, encor, n’attends pas le tombeau !
Mon Artémis ! Amour premier lors perdu pour toujours… adieu ma Rose en mon berceau ! »
― Vous admettez donc, Madame, que jamais l’amour saphique ne fut exprimé d’une manière aussi délicate et raffinée…
― Cela n’a pas été toujours le cas : voyez son ultime recueil posthume, publié l’an dernier grâce à Madame Mireille Havet, dont les orientations sexuelles sont bien connues. Pourquoi donc ce titre : « Pages arrachées au pergamen de Sodome » ? Il eût mieux valu qu’elle nommât cet ouvrage : « Pages arrachées au pergamen de Gomorrhe », ainsi qu’il est dit dans les derniers romans parus de feu Monsieur Marcel Proust concernant l’inversion féminine. Je ne l’aime guère et le trouve par trop obscène et scabreux, bien qu’on y retrouve toujours sa touche maniérée si caractéristique…
― Peut-être que ce titre, voulu par la poétesse, était originellement destiné à égarer le lecteur masculin porté sur les penchants interdits… On prétend également que la naïade indienne aux cheveux d’ébène figurant dans ces textes sulfureux, ce serait vous, préadolescente !
― Je vous ai déjà dit que nous ne nous sommes jamais rencontrées ! La naïade, la sylphide, l’hamadryade indienne, la « Thébaine aux yeux d’ébène » serait en fait, selon les exégètes, la comtesse Angélique de Belleroche, dont la beauté brune est effectivement du même type que la mienne.
― Madame de Noailles, croyez-vous aux divers bruits courant sur la fin tourmentée de l’existence de Madame de Saint-Aubain ?
― Vous faites allusion à sa liaison adultère avec Debussy, à la fausse couche qui aurait hâté la fin de cette si chétive personne déjà rongée par la maladie ?
― Pas seulement. Aurore-Marie de Saint-Aubain aurait usurpé l’identité de sa fille Lise, dont le décès accidentel a été longtemps caché. Sous cette défroque de fillette, à l’institution Notre-Dame de la Visitation, elle aurait connu son ultime amour saphique, une jeune Espagnole de douze ans…sans oublier ce meurtre d’enfant troublant de 1891…
― Des on-dit, que tout cela, des on-dit ! Monsieur de Saint-Aubain, qui s’était remarié et avait eu une postérité de son second lit, n’en a jamais rien soufflé, même à l’article de la mort. Cela serait également accréditer le mythe de la présence de Caserio, l’assassin du président Sadi Carnot, aux funérailles de la poétesse, et son illumination quasi mystico-anarchiste produite lors de cet événement, le poussant à l’acte que l’on sait quelques mois plus tard, comme si une entité supra-humaine lui avait donné l’ordre de tuer le chef de l’État.
― On la disait prêtresse d’une secte. Mais elle s’est reconvertie au catholicisme, embrassant frénétiquement le crucifix durant son agonie qui se prolongea près de deux horribles semaines. Elle mourut le 11 mars 1894. »
André Breton (1930) :
« Je déteste royalement Aurore-Marie de Saint-Aubain. Ses poésies ne sont que fatuité, fausseté, superficialité, viduité artificieuse, vanité… Rien de spontané, de ce libre jeu de l’inconscient, de l’écriture automatique réellement inspirée en ces parangons d’une littérature bourgeoise décadente ! Cette femme ne fut selon moi qu’une coqueluche de salon réactionnaire puant la vieille momie, bien qu’elle soit morte jeune. Que ses affreux vers restent enterrés où ils sont, et que nul ne tente d’exhumer ces nigauderies de petit rupin pour midinettes inverties ! »
Deanna Shirley De Beaver de Beauregard (1942) :
« Who ? Aurore-Marie de Saint-Aubain ? How, yes ! I know ! I’m so fond of her poetry ! She looked like me so much ! She was a gorgeous little blonde, as me ! I love her ! Her dreamy hazel and amber eyes were so beautiful ! »
Jean Cocteau (1956) :
« J’ai déclaré voici quelques temps que tous les enfants avaient du talent ― je sous-entendais les enfants poètes et écrivains ― sauf Lilou Vouet. Hé bien, je puis vous dire que j’ai trouvé pire que mademoiselle Vouet ! Cette « prodige » de la muse s’appelait Aurore-Marie de Saint-Aubain. Elle a vécu à la fin du siècle dernier. Figurez-vous une Lilou en curls, en pouf et en pire ! À côté de ses vers, l’Anabase de Monsieur Saint-John Perse est d’une intelligibilité rare, et je me refuse à froisser la susceptibilité de Monsieur Saint-John Perse ! »
Simone de Beauvoir (1960) :
« Mes sentiments envers Aurore-Marie de Saint-Aubain sont ambigus et partagés. Permettez donc que je sépare l’œuvre, médiocre et condamnable, de la femme, de la féministe d’action qui osa revendiquer ses préférences sexuelles et lutter pour la reconnaissance de sa liberté de mœurs. En femme émancipée, elle osa imposer elle-même son choix matrimonial à un milieu bien-pensant engoncé dans ses traditions séculaires. Si Colette a tant apprécié sa personnalité à défaut de ses vers surchargés, cela a été à juste raison ! Libre et païenne elle fut, en un temps où l’on n’acceptait que les grenouilles de bénitier vouées à leurs grotesques œuvres pie ! Libre d’aimer qui elle voulait, femmes, fillettes, hommes… Claude Debussy comme Marguerite de Bonnemains ou Angélique de Belleroche alors que celle-ci n’avait que treize ans ! Son Trottin, texte des plus militants, scandalisa les bonnes âmes confites en catholicisme. Elle fut la prémonition d’une nécessaire révolution des mœurs. Il était dommage qu’elle fût nationaliste plutôt que vouée à la cause du peuple ! Son milieu aristocratique joua contre elle, tel un mauvais atavisme ! La mort heureusement précoce de ses géniteurs ― osons le dire en face ― a cependant permis qu’elle s’émancipe dès l’adolescence. Je frôle peut-être l’aporie, la contradiction : si Aurore-Marie de Saint-Aubain avait été issue de la classe ouvrière, elle n’aurait pas eu l’ombre d’une chance de goûter à la liberté. Dommage que ses poésies nous soient devenues indigestes, illisibles, pour ne pas dire comiques de par leurs boursouflures ! »
Alain Robbe-Grillet (1998) :
« L’œuvre d’Aurore-Marie de Saint-Aubain qui a ma préférence, c’est son fameux roman hot, Le Trottin, qu’elle a écrit en 1890 sous le pseudonyme de Faustine. Je m’en suis librement inspiré. La scène que j’apprécie le plus, excusez du peu, c’est celle de la flagellation par une gamine de quatorze ans, miss Adelia O’Flanaghan si je me souviens bien, pomponnée en dessous « Scarlett O’Hara » ou « Lucky Luke » (vous savez, les fameux pantalons de lingerie en vogue au XIXe siècle), d’un bourreau vêtu seulement d’une espèce de slip de cuir à braguette proéminente et d’une cagoule cloutée. C’est très sado-maso ! Maints passages du Trottin sont de la même veine. L’ensemble de l’ouvrage s’avère d’une verve et d’une verdeur rares, du moins pour qui apprécie l’érotisme précieux et décadent fin-de-siècle. »
Pour finir, deux extraits du Trottin (chapitre IV)
Extrait n°1 :
« (…) Adelia O’Flanaghan allait sur ses quatorze printemps.
Divers bruits couraient sur ses origines, rumeurs selon lesquelles, entre autres, elle n’était issue de rien, car d’une fort basse extraction. On la disait fille naturelle d’un esquire ou d’un duc de ; elle avait connu une enfance malheureuse, la faim, la misère effroyable, la fabrique ou la mendicité. On prétendait qu’on l’avait arrachée à l’âge de dix ans aux bas-fonds de Dublin ou d’ailleurs, qu’on l’avait tirée du ruisseau ou de la plus belle maison de passe de Londres, à moins qu’on l’eût ôtée des griffes d’une marâtre impitoyable. On racontait toutes sortes de choses sur elle, parce qu’en fin de compte on ignorait tout d’elle.
Délie-Adelia était des plus jolies. Ses cheveux, d’une nuance brun-roux cuivrée, que l’on dit en anglais auburn, cascadaient sur son buste en longues mèches ondulées et soyeuses. Son nez était petit, pointu, spirituel car retroussé, marqué ça et là de petites taches de rousseur qui n’ôtaient rien à sa grâce, au contraire. Ses yeux verts et pers avaient des éclats citrins qui vous subjuguaient. Sa silhouette apparaissait gracile, quoiqu’elle fût plutôt tout en nerfs.
En réalité, Adelia était née en 1876, d’un père inconnu d’origine modeste, et sa mère, ouvrière dans une filature de coton, avait succombé à la tuberculose. Placée dans un orphelinat de Dublin à l’âge de sept ans, elle avait subi maints mauvais traitements, force châtiments corporels, dans ce qu’on eût dû qualifier d’écolage de la perversion. Moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, ladies et gentlemen avaient pour habitude d’adopter les enfants de cette institution parmi ceux qui leurs paraissaient les plus misérables, miséreux, pitoyables et loqueteux. La plupart en faisaient leur chose, leur bibelot, leur pet. Adelia eut plus de chance : la Dame qui l’adopta était une duchesse de ***, et elle était Française. Mère d’un fils unique décédé à onze ans d’une vilaine méningite, Madame de ***, en mal d’enfant, s’était résolue à une adoption simple, via une transaction dont le montant demeura inconnu. Dès lors, alors qu’elle atteignait ses dix printemps, Délia connut les délices de Capoue et se vautra dans la soie, les rubans et les lambris, ce qui la gâta encore plus.
Sa bienfaitrice lui prodigua une excellente éducation. Elle apprit à parler noblement, à s’exprimer dans la langue châtiée et compassée du Grand Siècle. Délia mania à la perfection la concordance des temps, les imparfaits du subjonctif et la seconde forme du conditionnel passé. Au lieu de dire j’veux ça ou j’ai envie d’ça, elle quémandait et suppliait Madame avec humilité et déférence :
S’il vous plaît Madame, j’eusse souhaité que vous m’offrissiez ce mignard colifichet ;
ou encore :
J’eusse espéré que vous fussiez aise, Madame ; que ce menu cadeau vous agréât.
Elle n’osait l’appeler mère.
Quoiqu’elle conservât un léger accent de la verte Erin, que d’aucuns qualifiaient de coruscant, de gorgeous ou de delicious, Délie aimait à tourner ses phrases à la manière de l’Ancien Temps, à les prononcer comme cela fut autrefois d’usage en blésant, zozotant ou grasseyant, ce qui créait un effet comique chez ceux qui n’étaient point de la Haute. Lorsqu’elle parlait, elle se dressait avec suffisance sur ses bottines, tel un coq sur ses ergots, en pointant la trompette de son petit nez. On comprenait que de si bonnes manières pussent séduire Mademoiselle Cléore, amie de la duchesse. Adelia était catholique et croyante, comme toutes les Irlandaises. Elle ne manquait jamais l’office dominical de Saint-Philippe du Roule. Il était inéluctable que Cléore et la petite chipie s’y rencontrassent. Cela se produisit à la messe du Vendredi Saint de la Pâque 18**. Délia venait d’avoir treize ans. Sous le vernis trompeur de la bonne éducation, Cléore sentit que la petite fille recelait des trésors troublants d’effronterie et d’impulsivité. Elle se pâma au spectacle de sa beauté, des somptueuses parures juvéniles qui la couvraient. Cléore avait beaucoup lu ; son cœur bovaryste baignait dans l’esprit romanesque. Mais aucun roman, même le plus leste, qu’il fût écrit par une tribade ou un antiphysique, qu’il circulât sous le manteau, n’avait tenté de soulever cette question fondamentale : était-il possible, dans la fiction comme dans la réalité, qu’une femme et une fillette s’aimassent ?
Le lien se noua, indéfectible. Cléore voulait Adelia ; elle l’obtiendrait, quel qu’en fût le prix. Elle la racheta à la duchesse de ***, comme on acquiert un chiot. Comme à l’accoutumée, le montant de la transaction resta secret. Tout ce que l’on sut, c’est que les tractations avaient duré un moment, que Cléore avait dû payer de sa personne, se montrer persuasive pour qu’elle l’emportât. Dès lors, devenue le Salai de Mademoiselle, Adelia l’accompagna partout tel un giton impubère dans tous les lieux huppés, exécutant des courbettes répétées dans les salons où les personnes titrées bruissent et s’infatuent de leur préciosité adventice, de leur julep inutile et parasite. Ces salonards ne se privaient pas d’interroger Mademoiselle la comtesse, qui présentait Adélie comme sa jeune nièce orpheline. Du temps de la douceur de vivre, la chose était un lieu commun : filles ou nièces (selon le degré de faveur dont elles jouissaient) peuplaient la cour, les palais, les folies. Ces messieurs-dames admiraient l’entregent de Délia, le luxe de ses toilettes, la mignardise des faveurs qui ornaient robe et cheveux. Ils s’extasiaient, hypocrites, de sa voix flûtée et fruitée qui, à ravir, chantonnait des mélodies de messieurs Duparc et Fauré, de ses mains ivoirines qui pianotaient Chopin, Schumann et Liszt ou traçaient au fusain des portraits ― car la petite était ambidextre ― dignes de monsieur Forain, se ravissaient de son blèsement, du galbe de ses pieds mutins pris dans de graciles bottines ou chaussures vernies à lanière. Délia était devenue la coqueluche, le fétiche des salons, le ouistiti savant, le bébé irlandais de la comtesse de Cresseville. »
Extrait n°2 :
« (…) Ainsi privilégiée, Délie multiplia les caprices et les dépravations. Elle fuma de l’opium. Elle se maquilla, s’enduisit de fards, de rouge, de poudre, de crèmes et pâtes de beauté dérobées à Mademoiselle et carmina ses lèvres, qu’elle n’avait point pulpeuses. Elle demeurait des heures à la coiffeuse, se brossant les cheveux, usant du fer à friser presque à s’en brûler le cuir. Délie voulait des boucles, des torsades, des english curls, à la semblance de celles de sa maîtresse, de sa Cléore. Elle ornait ses frisettes de faveurs et padous en soie, en satin ou velours, qu’elle parfumait à la violette ou à la cardamome. Un jour, elle découvrit dans un vieux magazine anglais une lithographie de Jane Morris, une des muses du peintre Rossetti. Elle voulut l’imiter, gonflant son cou tel un jabot, prenant des poses affectées, crêpant ses mèches. Elle inondait sa peau de parfums bon marché à la rose et au muguet, qu’elle payait de ses propres deniers, embaumant les aîtres jusqu’à les en blaser d’amertume.
Elle aimait à ce qu’on l’appelât, dans le sens à la fois littéral et graveleux du terme, ma petite chatte. Les clientes, que nous verrons dans quelques pages, la flattaient, lui susurraient des mots affectueux que ses oreilles goûtaient : mon poupon, mon baby, ma poupoule, ma bibiche, ma poupette… Elle aimait à ce qu’on l’appâtât par des affèteries, par des minou, minou ou pussy, pussy ; à ce qu’on lui offrît de délicieuses friandises. Les sucres d’orge avaient sa préférence, des bonbons bien spéciaux, aromatisés à la fraise, au citron ou à l’orange, conçus pour la maison, dressés comme des membres virils, qu’elle suçait en soupirant à longueur de journée, y éprouvant des délices émollients, affalée sur un sofa. Elle exhibait avec une obscénité crâne de garce, à qui en réclamait la contemplation, son troisième œil de Golconde, son rubis du Gujrât (1). Les dames dépravées se pâmaient lorsqu’elle soulevait ses jupes, écartait ses jambes et ouvrait le bouton de l’entrecuisse qui fermait ses pantalons puis repoussait le tissu pour exposer son joyau indien pervers brillant de mille scintillements vicieux. Elle jouait aux entrechats ou au cancan, faisait le grand écart, imitant la bien connue artiste Demi siphon. Elle craignait que le chirurgien ou le joaillier se fussent trompés d’orifice, bien qu’elle urinât avec facilité, se gourmandant parfois de sa méconnaissance enfantine de la physiologie génitale. Elle aimait à se faire photographier et à se mettre en scène. Elle obtint de monter une représentation des Peines de cœur d’une chatte anglaise, quelques saynètes seulement, certes, mais à l’attention expresse et privilégiée du public de la maison. Son masque de minette, en poils de matou authentiques, moustaches incluses, créa la sensation. Elle joua son rôle à ravir, composant ses tirades de miaulements, de meou, miaou, miaraou calqués sur ceux des chattes en œstrus qu’elle entendait le soir, au clair de lune.
Elle ne se promenait pratiquement plus qu’en dessous, à longueur de temps, sauf lorsqu’elle était en représentation, finissant par faire de cette lingerie sa seconde peau. Il n’était point rare de la croiser en simple chemise de batiste, pantalons ou bloomers bouffants tout en coton, d’une douceur d’ouate émoustillante, telle une petite, un bébé de maison de tolérance du Sud moite de l’Amérique, les pieds nus, en train de frotter ses fesses de poupée sur le parquet, telle une effrontée, jusqu’à ce qu’elles fussent sales. Elle devint le calvaire des blanchisseuses. Elle en attrapait une quasi-malemort, toussotant et crachant comme une phtisique, ne se résolvant jamais à se couvrir un peu. S’il venait au grand jamais à Sarah la velléité de la réprimander pour son impudicité, elle haussait les épaules avec désinvolture, faisant preuve d’un je-m’en-fichisme crasse de fille qui s’en croit. Délie répondait vertement qu’elle ne faisait que jouer à la canotière sur un petit bateau, comme ces fameux personnages débraillés des toiles de monsieur Renoir s’affichant en maillot de corps au vu et au su de tous. Elle put poursuivre son vice d’ingénue libertine en toute équanimité, sa lubie, sa propension à l’exhibitionnisme d’une plus que nue à la grande réjouissance de ces Dames. »
1 Adelia O’Flanaghan, dans un passage non reproduit ici, s’est fait enchâsser une gemme à l’emplacement du sexe. Nous rappelons que Le Trottin est un roman éminemment érotique et saphique réservé à un public très averti.
Christian Jannone