Laura Kasischke : l’inquiétante étrangeté du quotidien

 

Laura Kasischke (née en 1961 en Louisiane) commence déjà à avoir une œuvre derrière elle avec sept romans traduits en France, tous chez Christian Bourgois, maintenant disponibles en poche mais malheureusement encore aucune traduction de ses recueils de poésie (elle en a publié sept aux Etats-Unis depuis 1992).
Il est beaucoup question dans ses romans de sensualité, d’érotisme, de sexe (en particulier de désir féminin, thème particulièrement mal traité par les écrivains hommes) mais aussi et surtout de la violence larvée et de l’hypocrisie de la société américaine contemporaine. Un autre ingrédient essentiel dans les romans de cette écrivain  : un soupçon d’étrangeté
― parler de fantastique serait exagéré  ―  qui enveloppe l’histoire des personnages d’une aura de surnaturel. C’est ce glissement du quotidien le plus banal (la vie d’une femme au foyer par exemple) au drame le plus terrible (meurtre) ou à l’incompréhensible (disparition) qui, allié au style, fait tout le sel de ses livres. Elle sait également à merveille jouer avec les clichés et dès que le lecteur croit savoir où il est, le sol se dérobe sous lui et il comprend qu’il était bien loin de la vérité. « Rêve de garçons » et « La couronne verte » par exemple ont de faux airs de scénario de teen movie avec de jeunes, jolies, minces et très américaines pom pom girls ou lycéennes plus ou moins délurées, et l’on s’attend à des parties de jambes en l’air et à de l’alcool qui coule à flot, mais l’histoire change de direction et dérape vite vers autre chose de beaucoup moins lisse, plus complexe et plus inquiétant. Le suspens est un élément essentiel de ses romans, même si on est bien loin du thriller traditionnel, on flirte plutôt avec le roman psychologique dans son acception la plus noble : un peu ce qu’aurait pu écrire une Virginia Woolf si elle vivait en 2009.
 
On compare souvent Laura Kasischke à Joyce Carol Oates mais là où la seconde tombe parfois dans le sordide et raffole des personnages de femmes victimes (violées, battues, assassinées, j’en passe et des meilleures), la première est beaucoup plus subtile dans sa vision du Mal et du mâle. Surtout, elle sauve toujours ses personnages féminins, leur donnant la pulsion de vie nécessaire pour s’en sortir même dans les pires situations, ce qui est appréciable même si je ne suis pas une inconditionnelle des happy end. Vous pouvez commencer par n’importe lequel, ils sont tous excellents : présentation rapide pour vous aider à choisir. Malheureusement, je n’ai pas encore lu le dernier « En un monde parfait » qui bascule encore un peu plus dans le fantastique, mais un fantastique très particulier que je qualifierais de « kasischkien ».  

Les romans de Laura Kasischke  

A suspicious river (Points) 

Au cœur de ce premier roman de Kasischke, Leila, 24 ans, mariée : elle est réceptionniste dans un motel à Suspicious River, une petite ville tranquille du Michigan, elle se prostitue depuis quelques semaines auprès des clients du motel. On comprend progressivement les drames qui ont fait d'elle ce qu'elle est devenue (en premier lieu le meurtre de sa mère, elle-même prostituée). Le personnage de loin le plus douloureux de Laura Kasischke : une victime née, étiquetée comme « fille de la pute qui trompait son mari avec son beau-frère », miroir à tous les fantasmes et à la curiosité morbide de tous (y compris la gentille instit qui veut que la petite lui montre la chambre où ça s'est passé). Heureusement, elle sauve le personnage dans les toutes dernières lignes du livre. 

Extrait :
« Mais quand je me suis mise à étudier le profil de Gary Jensen cet après-midi là, j'ai soudain compris pourquoi ces hommes regardaient les femmes. Gary fixait le pare-brise comme si je n'étais pas à côté de lui, et j'ai compris, en un éclair ce que cela voulait dire de désirer quelqu'un, qu'il vous désire ou pas ― imaginer, tout simplement, sous les vêtements, la peau, ce que cela ferait de presser votre propre peau contre la sienne, et, sous cette peau, du sang ― un cœur humain qui bat, chaud et doux, une pomme de chair. J'ai su, alors que je le voulais, à n'importe quel prix. Même s'il me fallait payer. » 

La vie devant ses yeux (Points) 

Il y a toujours ce zeste de mystère à la limite du fantastique, comme un grain de sable dans une machine trop bien huilée, qui bouleverse la vie rangée de Diana, mère de famille de 40 ans qui peut s'enorgueillir d'avoir la vie dont elle rêvait (mari prof de fac, petite fille adorable, belle maison, de l'argent et un reflet agréable dans le miroir). Le récit alterne entre le présent et le passé (quand elle était une ado provocante et attirait les regards avec sa meilleure amie dans la petite ville où elle est finalement restée). Que reste-il de l'ado qu'elle était dans la femme qu'elle est devenue ? Que s'est-il passé le jour de la tuerie dans son collège ? Pourquoi est-elle vivante et son amie Maureen morte comme 23 autres lycéens ? 

Extrait :
« En tournant au coin de la maison pour aller vers son mari, Diana remarqua que les pâquerettes qu’elle avait plantées des années plus tôt, sur le côté ensoleillé de la galerie, explosaient déjà en touffes de fleurs dans la chaleurs tiède, répandant une odeur de salade moisie et se disséminant comme… comme quoi ? Comme le cancer ? Elle s’arrêta pour les regarder. Qu’est-ce qui pourrait bien, se demanda-t-elle, lui faire ainsi soudain penser au cancer et lui faire trouver suffocante l’odeur terreuse de ces pâquerettes ? »  

Un oiseau blanc dans le blizzard (Points)
 

Suite à la disparition inquiétante de sa mère, Kathrina, une jeune ado, cherche à comprendre ce qu'était devenue la vie de sa mère lors des dernières semaines : elle découvre une femme insatisfaite dans son couple et dans sa vie, nourrissant une jalousie terrible pour sa fille (et son petit copain) et flirtant avec les limites de la folie. La fin est très étonnante.  

Extrait :
« En vérité, ma mère a disparu vingt ans avant le jour où elle est réellement partie. Elle s’est installée dans la banlieue avec un mari. Elle a eu un enfant. Elle a vieilli un peu plus chaque jour ― de cette façon qu’ont les épouses et les mères d’âge moyen d’être de moins en moins visibles à l’œil nu. Vous levez peut-être les yeux de votre magazine quand elle entre dans la salle d’attente du dentiste, mais elle est en fait transparente. Quant à la femme plus jeune qu’elle fut un jour, celle que vous auriez pu remarquer, elle n’est plus qu’un fantôme, une fille spectrale qui s’éloigne ou finit par disparaître dans le blizzard. Ou alors, elle s’est réincarnée en moi. »  

À moi pour toujours (Le livre de poche) 

Un mélange du banal, de l'étrange et parfois de l'horreur. Une femme entre deux âges, prof, reçoit des messages d'un admirateur secret dans son casier. À partir de là, tout dérape, dans sa relation avec son mari, son fils, sa meilleure amie. Elle cherche qui peut être l'auteur de ces lettres, dévoilant ainsi au lecteur ses désirs les plus secrets. 

Extrait :
« Et soudain le printemps. Je sus qu’il était arrivé le matin où je suis passée en voiture devant la biche, comme d’habitude, sur l’autoroute, et que j’ai vu un urubu noir au plumage luisant courbé sur elle. Tout d’abord, en voyant cet oiseau perché sur la biche, il me parut, de manière horrible, que c’était un peu comme s’il lui avait poussé ces énormes ailes noires et qu’elle tentait de s’envoler. C’est alors que je vis la tête rouge de l’urubu et que je compris que c’était une buse, et que le printemps avait fini par arriver. Ils sont les premiers, et les plus sûrs signes du printemps, ces oiseaux-là. Leur retour signifie que la neige a fondu sur les cadavres gisant au bord de la route, et qu’il y a suffisamment de mort tendre, à nouveau, pour subvenir à leur existence. »  

Rêves de garçons (Points) 

Il est ici question d'un camp de pom-pom girls autour duquel il se passe des choses étranges. Des adolescentes de classe moyenne, jolies et gâtées par la vie, se heurtent à d'autres réalités jusqu'à un accident qui va changer leur vie.

La couronne verte (Christian Bourgois) 

Ce roman, l’avant-dernier publié en France, est comme un écho à « Rêves de garçons » : on y retrouve des jeunes filles belles et innocentes et assez inconscientes de l'effet qu'elles font sur les hommes et des dangers qu'elles courent. Trois lycéennes de Terminale profitent de leurs vacances de printemps pour faire une virée entre amies au Mexique. Mais là, tout dérape : l'une préfère se laisser draguer par les premiers garçons qui passent, une autre suit aveuglément un homme mûr en qui elle croit reconnaître son père qu'elle n'a jamais connu et la troisième essaie de garder la tête froide et de protéger ses amies. 

Extrait :
« Puis la jungle commença à jouer sa partition. Bien sûr, ces bruits n'avaient jamais cessé mais, jusque-là, mon cœur qui battait à tout rompre et mes cris les avaient couverts. Dès lors, je n'entendis plus qu'eux. Craquètements. Bruissements. Sifflements. Murmures. Des créatures déchirant les broussailles. Rampant. Fouettant l'air de leurs ailes. Se posant sur les branches. Se balançant de l'une à l'autre. »  

Kasischke au cinéma 

Un seul roman de Laura Kasischke a été adapté au cinéma et cette adaptation de « La vie devant ses yeux » par Vadim Perelman est catastrophique. 
Tout d’abord, le réalisateur a pris trop de liberté avec l'histoire. Ainsi la jeune fille qui entre par effraction se baigner dans la piscine des voisins avec son petit copain est tout simplement éliminée de l'histoire et c'est bien dommage parce que Diana éprouvait à son égard des sentiments ambigus en l'observant par la fenêtre de sa maison : elle l'envie d'être si jeune, désirable, d'avoir la vie devant elle et une infinité de possibles, en même temps elle est gênée et agacée et pense à appeler la police. Je n'ai pas compris non plus au nom de quoi de modeste professeur de littérature elle devient professeur d'histoire de l'art en fac, d'autant que dans le livre on comprenait qu'elle n'avait pas si bien réussi socialement que ça et que le fait d'être restée dans sa ville de naissance était un échec. D'une manière générale, on ne sent pas assez l'ambiguïté de sa situation : elle est une mère de famille encore jeune qui a tout pour être heureuse ― une belle petite fille, un mari prof de fac, sexy et gentil, une belle maison, et un boulot agréable ― et pourtant elle ne l'est pas et la raison est à chercher dans son passé. 
Une des meilleures scènes du livre ― quand Emma, la fille de Diana, fait une fugue au zoo et se retrouve dans la cage de l'ours ― est transposée dans une forêt et du coup perd toute sa force. Plus grave, une des premières scènes du film, scène-clé puisqu'elle détermine la suite de la vie de Diana ― à savoir le massacre d'élèves et de profs dans son collège par un lycéen ― est complètement ratée : on dirait une installation d'art contemporain complètement toc et pas une salle de classe jonchée de cadavres (n'est pas Gus van Sant qui veut). 
Le plus inexcusable selon moi est que la sensualité dont regorgent tous les romans de Kasischke, et celui-là en particulier, n'est absolument pas traduite à l'écran : le foisonnement de fleurs en gros plan fait plus penser à une pub pour un déo qu'aux magnifiques pages de la romancière. D'autre part, l'abus de ralentis donne un côté mièvre à certaines scènes, à cent mille lieux de l'œuvre de cette écrivain qui se tient toujours sur un fil ténu entre réalisme et fantastique, noirceur de l'âme humaine et espoir malgré tout.  Bref, une fois encore, le cinéma a édulcoré le roman (les scènes de sexe ne sont même pas suggérées alors que c'est une dimension très importante de l'œuvre de l'auteur), l'a banalisé alors qu'il s'agit d'un roman d'une originalité certaine dans sa construction, d'une grande finesse dans la psychologie des personnages et qui s'attaque aux valeurs américaines (en particulier aux stéréotypes de la femme américaine). 
Conclusion : évitez le film et lisez le livre qui existe en poche en plus. Quant au cinéma, on attendra qu'un meilleur réalisateur ― pourquoi pas une réalisatrice ? Sofia Coppola par exemple ― s'empare d'un autre roman de Kasischke sans le trahir si ostensiblement.  


Marianne Desroziers