Julio Cortázar : un univers littéraire riche et méconnu


Cortázar : un nom à connaître ― voire à se répéter en boucle comme un mantra ― pour tous les lecteurs passionnés de littérature flirtant avec l’étrange, le fantastique, le surnaturel, tout en gardant un pied dans le réel. Traducteur pour l’UNESCO, il traduit aussi en espagnol Lautréamont, Jarry ou encore Edgar Allan Poe et cela se ressent dans son œuvre. 

Le(s) style(s) de Cortázar 

Le hasard des origines (son père était consul argentin en Belgique) le fit naître à Bruxelles en 1914 mais Julio Cortázar vécut essentiellement à Buenos Aires puis pour raisons politiques en France à partir de 1951 : il y vécut pendant près de trente ans et fut même naturalisé en 1981,  avant de s’éteindre à Paris trois ans plus tard.
Les influences de la littérature et de la culture sud-américaines et européennes, en particulier françaises, se mêlent pour composer une des œuvres les plus originales du XXe siècle. Au fil des lectures de ses romans et nouvelles, le lecteur passe d’un genre à un autre ― la nouvelle fantastique, le roman d’apprentissage, etc. ― avec d’incessants changements de ton, tantôt humoristique, tantôt grave, et il en redemande… Et il a de quoi faire, le lecteur avide d’explorer en profondeur l’œuvre de Cortázar, tentant de suivre les méandres d’un imaginaire riche où se côtoient de grands écrivains comme Borges (qui influença beaucoup ses premières nouvelles) ou Lautréamont (le serial killer d’« Un faux ciel » est un hommage à peine voilé au Maldoror de Ducasse) mais aussi la musique (voir les très beaux portraits de jazzmen) et le cinéma. Le monologue du début de la nouvelle « Les armes secrètes » dans le recueil éponyme ne déparerait pas dans un film de Godard : on pourrait même l’entendre sortir de la bouche de Belmondo dans À bout de souffle.

Le cinéma rendit d’ailleurs bien à Cortázar l’amour qu’il semblait lui vouer puisqu’un des plus grands films d’Antonioni, Blow-up, est l’adaptation d’une de ses nouvelles intitulée « Le fils de la Vierge ». Son œuvre étant influencée par le surréalisme (la lecture de Cocteau en particulier), on ne peut guère s’étonner qu’une de ses nouvelles, « Les Ménades » (extraite du recueil « Fin d’un jeu » ) ait failli être adaptée au cinéma par Luis Buñuel, projet malheureusement avorté à cause de la censure franquiste. Enfin, citons un réalisateur français qui adapta lui aussi une nouvelle de Cortázar : Claude Chabrol.     

Marelle, roman-puzzle
 

Si c’est « Le livre de Manuel » qui lui valut le Prix Médicis en 1974, il est surtout connu internationalement pour son étrange et délicieusement perverse « Marelle », roman-puzzle, roman-marelle, roman-jeu tout en étant sérieux, roman au style éblouissant surtout. Ce texte à contrainte lui valut l’invitation de l’OULIPO à rejoindre ses rangs, invitation qu’il refusa à cause du manque d’engagement politique du groupe. Il y est question d’amour, d’exil, de littérature. On y fait connaissance avec un très beau personnage féminin : la Sybille, belle et insaisissable. L’identification avec ce personnage fit beaucoup pour le succès du roman auprès de la jeunesse argentine des années soixante, au plus grand étonnement de Cortázar lui-même qui avait voulu écrire un roman culte pour l’élite intellectuelle.
Cet étrange couple romantique, Horacio et Sybille, qui arpente Paris, m’a beaucoup fait penser aux couples des romans de Modiano. En effet, c’est le même Paris qu’ont connu les deux écrivains, celui d’avant 68 : une ville encore peu accueillante pour les jeunes, faite pour les adultes, les bourgeois. Un Paris où l’on croise encore les fantômes d’écrivains disparus mais où la réalité rattrape les personnages : manque d’argent, ombre que fait peser sur eux la guerre d’Algérie incarnée par les porteurs de valise, les immigrés, les manifestations pacifiques réprimées dans le sang par la police française. Je pense plus particulièrement à l’avant-dernier roman de Modiano, « Dans le café de la jeunesse perdue » : le couple formé par Louki et Roland pourrait être ami avec Sybille et Horacio (ils le sont en tout cas dans mon imaginaire de lectrice) et se rencontrer au café Le Condé, dans le sixième arrondissement, quartier où se situent les deux histoires. Cependant, il faut noter que là où Modiano reste très pudique dans la description des relations des couples qu’il invente, Cortázar ose écrire des passages d’une sensualité, voire d’un érotisme très marqué ― et il a raison d’oser car il y excelle et cela donne des pages magnifiques de poésie.  

Extraits de « Marelle » :
 
« Il faisait presque nuit et Pola, étendue sur le lit, ressemblait à un personnage de Bonnard, enveloppée d’un vert doré par la dernière lumière venue de ma fenêtre. » 
« Enlacé à la Sybille, cette concrétion de nébuleuse, je pense que cela revient au même de faire une boulette de mie de pain, ou d’écrire le roman que je n’écrirai jamais, ou de donner sa vie pour défendre les idées qui rachètent les peuples. »

Un nouvelliste prolifique et virtuose 

Parmi ses nombreux recueils de nouvelles, citons « Tous les feux le feu » dans lequel on trouve « L’autre ciel », une magnifique nouvelle, très borgésienne, où les repères spatio-temporels et narratifs du lecteur se trouvent complètement bouleversés. Si l’on trouve beaucoup d’animaux dans les nouvelles de Cortázar, c’est dans le bien nommé « Bestiaire » qu’ils pullulent, comme dans « Lettre à une amie en voyage » où le narrateur vomit des petits lapins : on se croirait alors presque dans un sketch absurde des Monty Python… la maîtrise parfaite du style en plus. Même quand il s’empare du thème traditionnel du fantôme comme c’est le cas dans « Les armes secrètes », nouvelle figurant dans le recueil éponyme, Cortázar le traite de façon extrêmement originale, faisant subrepticement glisser le lecteur du récit banal d’une histoire d’amour entre deux jeunes gens à une ambiance beaucoup plus inquiétante, le tout dans une narration assez complexe. 

Extrait des « Armes secrètes » : 
« On mène le monde avec un cylindre de caoutchouc qui tient dans la main ; si on tourne un peu vers la gauche, tous les arbres ne sont plus qu’un seul arbre tendu au long du chemin ; et si on tourne un peu à droite, alors le géant vert se défait en centaines de peupliers qui courent à votre rencontre, les pylônes de haute tension avancent lentement un à un, la course est une cadence heureuse où peuvent enfin entrer les mots, des lambeaux d’images qui ne sont pas celles de la route, le cylindre de caoutchouc tourne à gauche, le bruit monte, et monte, la corde du bruit se tend insupportablement, mais on ne pense plus, tout n’est que machine, corps collé à la machine et vent sur le visage comme un oubli, Corbeil, Arpajon, Linas, Montlhéry, les peupliers à nouveau, la guérite de l’agent, la lumière de plus en plus violette, un air frais qui remplit la bouche entrouverte, ralentir, ralentir, à ce carrefour prendre à droite, Paris à dix-huit kilomètres, Cinzano, Paris à dix-sept kilomètres. « Et je ne me suis pas tué » pense Pierre en prenant lentement la route à gauche. « C’est incroyable que je ne me sois pas tué ». La fatigue pèse comme un passager derrière lui, une chose de plus en plus douce et nécessaire. » 

Dans le recueil « Fin d’un jeu », c’est de cannibalisme qu’il est question dans « La fanfare ». Autant dire qu’aucune nouvelle ne ressemble à une autre et que le lecteur est toujours étonné quand il comprend (très tard) où Cortázar, tel un magicien imprévisible, l’emmène.    

Entre autres œuvres remarquables
 

Il faut également signaler « Les gagnants », le premier roman de Cortázar, qui connut un vif succès en Argentine et qui raconte l’étrange croisière faite par un groupe de personnes ayant gagné à la loterie. Mais comme rien n’est jamais simple chez Cortázar, les heureux élus ne connaissent pas la destination du voyage et il semble se passer de drôles de choses dans une partie du navire interdite au public pour d’obscures raisons. La lecture de ce roman,  découvert par hasard chez un bouquiniste, m’a également enchantée.   

Extraits du roman « Les gagnants » :
 
« Va-t-on se laisser guider par les étoiles, la boussole, la cybernétique, le hasard, les principes logiques, les raisons occultes, les lames du parquet, l’état de la vésicule biliaire, le sexe, le tempérament, les pressentiments, la théologie chrétienne, le Zen Avesta, la gelée royale, le guide des chemins de fer portugais, un sonnet, ou bien tout simplement en ajustant les procédés maritimes aux prédictions optimistes que contient tout paquet de pastilles Valda ? » 
« Oh, les masques… On a toujours trop tendance à penser aux visages qu’ils cachent ; en réalité, c’est le masque qui compte, que ce soit celui-là et non un autre. Dis-moi quel masque tu mets, je te dirai quel visage tu as. »

Autre roman important dans sa bibliographie, « L’Examen » a été écrit en 1950 dans l’Argentine de Perón par un Cortázar âgé de trente-quatre ans. Le roman ne fut publié qu’à titre posthume ainsi que le voulait Cortázar. Dans le roman, l’ambiance lourde que fait peser le régime sur le pays contraste avec la jeunesse et l’enthousiasme des héros, un couple d’étudiants en Lettres (détail très important) qui se balade dans Buenos Aires la veille de l’examen final de leur cursus universitaire, accompagné d’un personnage appelé le chroniqueur. Tout l’imaginaire de Cortázar est en germe dans « L’Examen » : on y trouve même le mot « Marelle » ― « Rayuela » ― isolé sur une ligne, comme tentant déjà d’exister indépendamment de son auteur.


C’est donc une œuvre protéiforme que celle de Cortázar : à la fois poétique, politique, fantastique, érotique… et ludique évidemment. 


Pour aller plus loin : 
― un article du Monde diplomatique
― un site traitant de son œuvre

― une page biographique
« Le fantastique dans les nouvelles de Julio Cortázar : rites, jeux et passages » de Bernard Terramorsi (L’Harmattan) à lire en ligne  


Marianne Desroziers