Gilles de Rais par Huysmans : un « Des Esseintes du quinzième siècle » ?

 

Dans une plaquette hors commerce parue en 1897 et tirée à cent exemplaires, intitulée « Gilles de Rais, la Sorcellerie en Poitou », Joris-Karl Huysmans étudie le cas Gilles de Rais, maréchal ayant livré bataille aux côtés de Jeanne d’Arc mais aussi serial killer notoire qui s’en prenait aux enfants de paysans. Celui qu’on surnomma aussi «  Barbe Bleue », et qui fût décrit comme un monstre violeur d’enfants, est d’une certaine manière réhabilité par l’auteur d’« À Rebours » qui en fait un fin lettré, mystique, alchimiste, sataniste à ses heures.
Dans « Là-bas », Huysmans parle de Gilles de Rais comme d’un « Des Esseintes du quinzième siècle ». Qu’en est-il exactement ? Qui était Gilles de Rais ?
 

Le personnage historique       

Vallet de Viriville, dans son Histoire de Charles VII, dresse en ces termes le portrait de Gilles de Rais, qui n’est pas sans faire penser à celui de Des Esseintes au début d’« À rebours » :
 
« Vieux à vingt ans, blasé, il avait épuisé les jouissances de la vie. Gilles de Rais ne connut jamais le devoir. L'ardeur de ses sens, le vide de ses loisirs, l'activité de son imagination, ouvrirent à son intelligence le champ d'une dépravation infinie. Il chercha au-delà du réel, au-delà de la nature et du possible, un monde de voluptés atroces et insensées. » (1) 
Cette description ne doit pas nous empêcher de voir la réalité plus pragmatique de Gilles de Rais, homme de guerre avant tout. Né au château de Champtocé en 1404 dans l’influente famille des Laval-Montmorency, élevé par son grand-père Jean de Craon à la mort de ses parents en 1416, il hérite de la baronnie de Rais, un vaste territoire aux frontières du Poitou. Il participe à sa première campagne militaire en 1420 en Bretagne et dirige sa propre compagnie de mercenaires ; il devient l’élève du connétable Arthur de Richemont, puis se forge une réputation de combattant audacieux en guerroyant pour son propre compte, devenant un des seconds d’Ambroise de Loré dans le Maine. Il se signale auprès de la cour par sa grande générosité et attire l’attention du sulfureux Georges de la Trémoille, cousin des Craon, qui devient son protecteur. Il ne joue qu’un rôle mineur dans la défense d’Orléans en 1428-1429 ; peu après le sacre de Charles VII, il est fait maréchal de France, un honneur dû plus aux manigances de La Trémoille qu’à ses mérites militaires (2).
La suite est l’histoire d’une chute : en 1430, après une querelle avec son rival Jean de Bueil, il perd la place-forte de Sablé, puis sa position quand survient la disgrâce de La Trémoille en 1433. L’année suivante, il sert une dernière fois les intérêts de la couronne en rejoignant Richemont pour secourir Sillé-le-Guillaume menacé par les Anglais, et se retrouve abandonné du pouvoir lorsque le parti angevin de Bueil le refuse dans ses rangs (3). Isolé, ruiné, absent de la signature du traité d’Arras où figurent pourtant de nombreux capitaines français, il se livre depuis ses terres à des razzias sans envergure à la tête d’une bande de pillards, et entame à Tiffauges la série de crimes qui le conduit à l’arrestation et à la pendaison, à Nantes, le 27 octobre 1440 (4).
Gilles de Rais, homme de guerre livré à lui-même durant l’époque troublée de la guerre de Cent ans, a toujours vécu par la violence et pour la violence : ses crimes, et sa mort, sont à l’image de son existence faite d’excès et de déprédations. 

Le personnage forgé par Huysmans 

Huysmans, pourtant fort bien informé sur les sources historiques mentionnant Gilles de Rais, réinvente totalement l’homme en faisant du combattant un mystique. Ce n’est pas la seule différence qui existe entre Des Esseintes et Gilles de Rais : le premier est un asocial, inadapté à son époque, reclus volontaire par misanthropie, alors que le second est issu d’une famille riche et influente, très bien intégrée dans la société de son temps, et ne doit son isolement qu’à un jeu d’alliances défavorable. Des Esseintes cherche le raffinement et l’esthétisme avant tout, quitte à transgresser, et c’est ainsi que Huysmans présente Gilles de Rais dans son opuscule sur la « magie en Poitou » ; il élude le fait que Gilles de Rais a été formé sur les champs de bataille et a voué sa vie au combat et au pillage à une époque où, dans les actes, la frontière entre gens de guerre et gens de sac et de corde n’existait quasiment pas (5). S’il n’avait pas tué une trentaine d’enfants au moins dans son château de Tiffauges, Gilles de Rais aurait probablement occis plus d’hommes encore pour le compte du roi de France, en prenant part aux différentes campagnes achevant la guerre de Cent ans, ou pour le sien, en battant la campagne alentour pour vivre sur le pays, comme le faisaient les routiers et les bandes anglaises parcourant le territoire.
De plus, il apparaît que c’est surtout le Gilles de Rais qui se repent et en appelle à la miséricorde de Dieu qui trouve grâce aux yeux de Huysmans, lui-même devenu mystique catholique. Au chapitre IV de « Là-bas », on peut lire ce dialogue :
 
« Ça avance, Durtal ?
— Oui, j’ai terminé la première partie de l’existence de Gilles de Rais ; j’ai le plus rapidement possible noté ses exploits et ses vertus.
— Ce qui manque d’intérêt, fit des Hermies.
— Évidemment, puisque le nom de Gilles ne subsiste, depuis quatre siècles, que grâce à l’énormité des vices qu’il symbolise ; maintenant, j’arrive aux crimes. La grande difficulté, vois-tu, c’est d’expliquer comment cet homme, qui fut brave capitaine et bon chrétien, devint subitement sacrilège et sadique, cruel et lâche.
— Le fait est qu’il n’y a point, que je sache, de volte d’âme aussi brusque !
— C’est bien pour cela que ses biographes s’étonnent de cette féerie spirituelle, de cette transmutation d’âme opérée par un coup de baguette, comme au théâtre ; il y a eu certainement des infiltrations de vices dont les traces sont perdues, des enlisements de péchés invisibles, ignorés par les chroniques. » 

C’est bien moins le personnage de Gilles de Rais tueur en série médiéval qui fascine Huysmans que la dualité du bien et du mal au Moyen Âge, de même que les passions les plus violentes qui s’emparent des êtres les plus banals, ainsi que le prouve son hagiographie de sainte Lydwine de Schiedman. Huysmans se désintéresse du statut d’homme de guerre de Gilles de Rais, trop éloigné de ses propres préoccupations, pour faire de lui un esthète, à l’instar de Des Esseintes, façonnant le personnage historique à la manière de son héros.
On lira donc avec profit et intérêt ce « Gilles de Rais » de J.-K. Huysmans, court mais riche texte disponible aux éditions Mille et une nuits.
 


1 Viriville, Histoire de Charles VII et de son époque, vol.2, p.413. Une courte biographie de Gilles de Rais est donnée p.412-419.
2 Des quatre postes un seul est par ailleurs occupé à ce moment-là, par Jean de Boussac, Pierre de Rieux étant prisonnier des Anglais et La Fayette tombé en disgrâce à cause de La Trémoille (J. Heers, Gilles de Rais, p.66-67 ; la plupart des informations présentées ici sont tirées de cet ouvrage).
3 Viriville, op.cit., vol.2, p.418-419.

4 Chartier, Chronique de Charles VII, vol.2, p.5-6.
5 Sur les exactions des hommes de guerre, et à l’inverse l’intégration de bandits de grand chemin dans les armées royales, voir K. Fowler Medieval mercenaries, volume 1: The Great Companies.  


Pour aller plus loin sur le sujet :
― Gilles de Rais par George Bataille 
― un site complet sur J.-K. Huysmans

― une nouvelle humoristique intitulée « Le colloque Huysmans »  


Marianne Desroziers