Entretien avec Paul Sunderland
Interview avec Paul Sunderland, auteur de quatre nouvelles publiées sur le site des éditions de l’Abat-Jour (Morve Your Body, Pour une rentrée littéraire épanouissante, Fifilles, Mon opération de la couille gauche) ainsi que d’un texte dans le premier numéro de la revue l’Ampoule (Bukowski à Willgottheim).
Une petite explication du pseudo pour ceux qui ne vous connaîtraient pas, et sur le nom de votre blog, Sous le ciel de Sunderland ? Quelle est votre utilisation des hétéronymes ?
Je pense à une phrase tirée de l’album Melody Nelson : « Melody voulut revoir le ciel de Sunderland ». Je suis, d’une part, un inconditionnel de cette œuvre et, d’autre part, « Sunderland » sonne bien à mon oreille et m’évoque une terre étrangère, différenciée des autres, éloignée (comme l’allemand « sondern »). « Paul », c’est tout bêtement parce que j’aime bien ce prénom biblique et que l’ensemble possède un bon rythme. L’important, cela dit, est de ne pas me confondre avec Paul Sunderland, chroniqueur sportif aux States ! Il faudra peut-être que je me dote d’un deuxième prénom, au cas où ma célébrité atteindrait un jour, hum, la vitesse de libération… En ce qui concerne mes interventions sous différents noms chez Léo Scheer, c’est en fait un peu plus ancien que cela : en 2007, on m’a signalé la présence de trois ou quatre imbéciles qui prétendaient régenter le forum (aujourd’hui disparu) d’une célèbre publication culturelle. Ils faisaient montre d’une grande agressivité verbale à seule fin d’exprimer un fond de chiottes idéologique totalement dans l’air du temps, mais qui n’est pas le mien. Il se trouvait là-dedans, par exemple, une forte charge d’antisémitisme déguisé en antisionisme. Agressivité verbale donc, mais aussi couardise. Sous différents pseudonymes, je suis venu faire du nettoyage à l’Éparcyl. Ça a duré un certain temps mais je me suis bien amusé, j’ai fait fermer leur claque-merde à deux fortes têtes qui ne sont plus revenues, après plusieurs mois d’échanges violents; puis ce forum a attiré l’attention de hackers qui ont mis la touche finale et entraîné la fermeture définitive de ces pages. Par la suite, j’ai retrouvé un ou deux de ces bulots (issus du blog Consanguin, aujourd’hui cliniquement mort) sur le blog des éditions Léo Scheer, à l’époque où la modération était réelle quoique molle. Mais ils ne sont pas restés longtemps, le modérateur ayant tout de même fini par assumer sa fonction de manière plus satisfaisante. C’est alors que, pour moi, le passage s’est fait graduellement d’une écriture qui était avant tout une réponse à certains propos, à une écriture fictionnelle. Les anciens pseudonymes n’avaient plus lieu d’être. Paul Sunderland a commencé à déposer des textes d’une nature différente dans l’espace m@nuscrits.
À la lecture de votre blog et de vos nouvelles, j’ai envie de vous qualifier d’écrivain scatholique (contraction de « scatologique » et « catholique ») : qu’en pensez-vous ?
Ça ne me choque pas, cette formule est assez bien trouvée, même. Je suis avant toute chose un forcené de la lecture. Par contre, suis-je vraiment un écrivain ? Je sais qu’il existe cette nuance entre « écrivain » et « écrivant » et qu’à strictement parler, j’appartiens à la deuxième catégorie. En réalité, je m’en fous un peu. C’est comme le terme « wannabe », « je veux être (quelqu’un) »… Mais je le suis déjà… Et j’écris depuis que je suis gamin. Bien sûr, on dit « wannabe » par rapport à la célébrité ; moi, devenir célèbre ne m’intéresse pas spécialement. Je préfère de loin écrire, être publié et que ça finisse par ramener un peu de thune. Je suis pour le business qui rapporte le plus possible, y compris en littérature. Passé un certain seuil, la posture d’écrivain maudit, crevard, devient un peu suspecte à mes yeux. L’important est le rapport individuel qu’on entretient avec l’argent, pas le fait d’en posséder (éventuellement) beaucoup. Le scatologique, par ailleurs, n’est pas quelque chose qui me travaille à l’exclusion de tout le reste, mais c’est une façon de retourner contre eux-mêmes les vertiges stériles d’une certaine autofiction. Et puis j’aime imaginer la tête des gens lorsque je raconte par exemple un dépôt d’étron dans une centrale d’achat, au milieu des lénifiantes daubes de Lévy, Musso et compagnie. « Why so serious ? » comme dit le Joker. J’aime beaucoup les vieux Hara-Kiri. Vous savez que plusieurs centaines de fictions vont encore constituer la prochaine rentrée littéraire. J’ai l’honneur de vous informer que je ne serai pas de la fête, ou alors ce sera comme observateur distancié et discret, prenant des notes avant de coucher sur papier une de ces substances peu ragoûtantes dont j’ai le secret ! Concernant mon église d’appartenance, j’ai la joie de vous apprendre qu’un catholique est parfaitement capable d’écrire du pipi-caca, entre autres. Je dois aussi reconnaître que, par tempérament, je n’ai pas vraiment le style JMJ, avec guitares folk et bons sentiments exprimés au premier degré.
La provocation : est-ce pour vous inné ou acquis ? une posture esthétique ? une façon de vivre en marge et un peu au-dessus de la masse ?
Si vous avez bien lu ma réponse précédente, vous comprendrez que ce qui passe chez moi pour de la provocation est en réalité une façon d’enfoncer dans leurs fèces le nez des cons, toute la gueule même. Vous constaterez que ce n’est jamais gratuit, j’aurais même tendance à me documenter quelque peu au préalable. En fait, je réagis de cette manière parce que c’est moi qui suis constamment provoqué, pour reprendre une phrase de Bukowski. Devant l’abaissement terminal de la France, son avilissement politique, intellectuel, linguistique, médiatique, je ne peux qu’être un marginal même si, encore une fois, je suis le premier à dire que je ne suis pas un saint ni un être omniscient. Mais j’ai eu droit à toutes les insultes, ici et là ! Ça ne me fait rien. On m’a reproché, en contexte pédagogique, d’être élitiste ; c’est vrai, je le suis. Je ne crois pas à l’égalitarisme mais en l’individu et en la pluralité des grâces, des charismes. Le charisme reçu, accepté, assumé est ensuite mis au service du bien commun par charité (je ne crois pas en la solidarité mais en la charité). Horreur, encore du vocabulaire douteux. Les meilleurs élèves, d’ailleurs, n’étaient pas obligatoirement ceux qui réalisaient les performances les mieux notées mais ceux qui étaient là en connaissance de cause et qui voulaient faire quelque chose. Le problème est que lorsque vous êtes devant trente-cinq adolescents, vous dépensez toute votre énergie à gérer la connerie rédhibitoire des huit dixièmes du groupe. Ceux qui restent, l’élite, vous ne pouvez pas vous en occuper convenablement et vous rentrez chez vous, le soir, crevé comme pas permis, avec encore du boulot à faire et l’impression de n’avoir rien construit. J’en ai rapidement fait l’expérience quand j’ai commencé dans l’enseignement professionnel, je suis demeuré quinze ans dans ce circuit puis je me suis fait virer car, au fond, les veaux assis en face de moi, fiers de leur inculture et toujours prompts à se faire téter le cerveau par la télévision ou le téléphone portable, ainsi que ma hiérarchie de ténébreuses merdes geignardes, couinantes, coulantes de lâcheté et de carriérisme, sans parler de certaines collègues qui s’ennuient chez elles, tous ces gens ont fini par ne plus supporter ma façon de travailler. Il est clair cependant que j’étais un bon prof (je le suis toujours, potentiellement), de même que je suis largement plus intelligent que toutes ces personnes ; vis-à-vis des autres, je ne me prononcerai pas.
Il me semble que vous aspirez à une certaine aristocratie littéraire (ainsi que le révèlent vos accointances avec Stalker) : me trompé-je ?
J’aime beaucoup, Marianne, ce mot « accointances » que vous utilisez pour évoquer mes rapports avec Juan Asensio ! Je ne connais pas personnellement Juan mais nous sommes en contact épistolaire. Son blog est né de circonstances assez proches de celles qui m’ont poussé à intervenir sur le net. La dissection du cadavre de la littérature figure à mon sens parmi les entreprises les plus courageuses et les plus élevées du paysage intellectuel français. Bien entendu, des minables de service n’ont pas manqué de me traiter de « groupie ». Là encore, barre de rire, merci les gars ! Ils ne savent pas (et ce n’est pas grave, au fond) que je ne suis pas 100 % d’accord avec Juan Asensio, il existe entre lui et moi des divergences sur certaines questions. Cela ne m’empêche pas de lire et d’apprécier son travail. J’aime également beaucoup le blog Contrelittérature, tenu par Alain Santacreu. C’est une remarquable œuvre conjuguant catholicisme et études traditionnelles au sens guénonien. Je pense que si recherche d’une aristocratie il y a, elle ne se fait pas pour s’installer dans une posture, c’est-à-dire une monstration, mais simplement parce que je crois en de subtiles mais très puissantes lois d’attraction qui rassemblent ce qu’on peut appeler des familles d’esprit, ici des familles dans l’Esprit, qui se chauffent à son doux feu nonobstant l’appartenance sociale ou la verdeur du langage parfois utilisé face à l’adversaire.
Y a-t-il des auteurs vivants (français ou étrangers) avec qui vous vous sentez en connivence littéraire ? Peut-être préférez-vous fréquenter les morts : lesquels ?
Il se peut que les morts m’apprennent plus de choses que les vivants. Mais pour moi, les morts, ça n’existe pas. La mort est une transition et, en fait, nous sommes tous vivants, dans un état ou un autre, d’un côté du miroir et de l’autre. Cependant, je pourrais dire de même : ici-bas, je fréquente beaucoup de cadavres animés, par obligation. Question littérature, je dois dire que chez les vivants, je me tourne volontiers vers Cormac McCarthy, James Ellroy, Chuck Palahniuk, Neil Gaiman, Maurice Dantec, Norman Spinrad… Mais je n’ai pas d’époque de prédilection, en fait. Mes lectures sont diachroniques, elles puisent à bien des sources, ou plutôt, c’est toujours la même source que je cherche ici et là.
On sait, si on a lu votre nouvelle pour le premier hors-série de l’Ampoule, votre amour pour Bukowski. Quels auteurs ont votre préférence ? Des auteurs détestés ?
J’ai l’intime conviction que le Christ a toujours marché aux côtés de Charles Bukowski, même si celui-ci ne s’en est pas aperçu. On trouve dans l’œuvre de cet homme des moments d’une lumière incroyable, au milieu des décors les plus modestes, au cœur de notre pauvreté matérielle ou intérieure. Je pense en particulier à un passage de je ne sais plus quelle short story où Chinaski (ou Bukowski lui-même, mais c’est pareil), sobre, manque pleurer de joie devant sa fille de quatre ans qui souffle les bougies de son gâteau d’anniversaire, dans un studio miteux sur le périphérique de Los Angeles. Le Christ était là. Mais comme je l’ai dit précédemment, je tape un peu partout mais de manière sélective : tout ce qui concerne la lutte contre le Mal, la chute, l’exploration des bas-fonds, la rédemption, mais aussi le paranormal, les études fortéennes, ce qu’on appelait autrefois le réalisme fantastique. Poe, Lovecraft, en fait tous les gothiques et apparentés. Je vais tout de même essayer de cadrer un peu plus les choses : très jeune, j’ai imbibé de la science-fiction, d’ailleurs plutôt de la hard science. La lecture d’une science-fiction spéculative est venue après. Je suis également passé par Le matin des magiciens. C’est le fameux réalisme fantastique. Je peux dire que j’en ai bouffé, du Planète, du Robert Charroux, du Von Däniken et compagnie. J’ai donné là-dedans mais j’ai fini par en revenir. Question de discernement. Bien des théories ne tenaient pas la route. Il y a probablement eu un mélange d’escrocs et de chercheurs de bonne foi au sein de ce courant de pensée. Le problème de ce corpus est que les explications qu’il avance sont souvent empreintes d’un naturalisme ridicule, quoi qu’on en dise. Un gars vous explique très sérieusement que l’auréole des saints est en réalité un casque d’astronaute. Vous vous dites « ouah, c’est audacieux, pourquoi pas ? » Oui, c’est audacieux, sauf que c’est débile, tout comme cette soi-disant « soucoupe volante » (comme on disait à une certaine époque) pour expliquer la vision de la Merkabah dans le Livre d’Ezékiel. Ça reste au niveau d’une causalité très terre à terre malgré les apparences de distanciation scientifique. Cependant, je suis le premier à reconnaître qu’il existe des énigmes réelles et que, d’une certaine manière, je conserve une sorte de dette morale à l’égard du réalisme fantastique qui a puissamment stimulé mon imaginaire pendant ma jeunesse. Je relis régulièrement, et avec beaucoup de plaisir, Vol 714 pour Sydney, ou les livres de Jacques Bergier. Ça me permet d’enchaîner sur ce que je n’aime pas en littérature : par exemple, sachez que je suis réfractaire aux bouquins de Dan Brown. J’y retrouve une resucée malveillante du réalisme fantastique, une offensive antichrétienne. Pour dire les choses plus clairement : le Da Vinci Code est une merde. D’une manière générale, je n’aime pas ces « thrillers » qui sont écrits pour ramener du fric et instiller un doute peu constructif dans le mental du lecteur mal informé de certaines réalités. Sans parler du fait que ces textes sont très souvent mal écrits. J’ai un exemple en tête, par charité je ne mentionnerai pas le nom de l’auteur. En première page, vous trouvez la phrase suivante, verbatim : « La fin de son exil arrivait à son terme ». Voilà, tout est dit, n’est-ce pas ? Payer pour lire de la daube, je laisse ça à ceux de mes concitoyens qui le veulent. En revanche, parlez-moi des symbolistes du dix-neuvième siècle, ou du cycle du Graal, bien avant. Parlez-moi du catholicisme de Corneille, de Bloy, de Barbey d’Aurevilly, enchantez-moi avec les brillants manuels de combat de Joseph de Maistre, de Bernanos… Sinon, Arthur-Louis Cingualte me remet salutairement sur les rails de la littérature sud-américaine, que je connais moins : Alejo Carepentier, Roberto Bolano… Je m’intéresse également aux travaux de certains historiens des religions comme Dumézil ou Éliade. René Guénon, lui, est une singularité. Idem le trop méconnu Pierre Gordon. Ces personnes, et d’autres du même calibre, ont abordé intelligemment des points essentiels en matière de langage symbolique. Mais regardez bien, chère Marianne : vous trouvez encore aujourd’hui des universitaires pour se demander fiévreusement si Shakespeare ou Rabelais ont réellement existé. Le problème n’est pas là, car jusqu’à une certaine époque, la Renaissance en gros, la littérature était le vecteur d’un enseignement initiatique que seuls pouvaient s’approprier ceux qui disposaient des qualités requises. Lire n’était pas fait pour tous, écrire non plus. Par conséquent, la « personnalité » de l’auteur qui transmettait l’enseignement (qui le transmettait, qui ne l’avait pas constitué, notez-le bien) était quelque chose de très secondaire. D’où, chez nos modernes et incultes universitaires, ces cheveux arrachés devant le problème de l’identité de tel ou tel rédacteur de telle ou telle légende arthurienne, tel ou tel auteur élisabéthain de tel ou tel poème, pièce, etc. Aujourd’hui, tout le monde écrit pour raconter la vie de son trou de balle ou de son vagin. C’est super, non? Dans les talk-shows, il faut se farcir le nauséeux humour des rebelles de vernissages et autres histrions subventionnés. Bukowski, au secours ! Reviens avec ton litron de pinard ! Tout le défi consiste à utiliser cette crasse ambiante et à la retourner contre elle. Feu, contre-feu. L’écrivain devrait se laisser traverser par un livre venu d’ailleurs et qui veut être écrit à travers lui. C’est la marque de notre humanité, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, le Créateur de tout, l’Écrivain par excellence. Ce serait aussi une façon de dire « amen, qu’il en soit ainsi ». Je crois que les lettres sont réellement vivantes et que le texte, matérialisé sous forme de livre, d’objet constitué d’atomes, est un miracle, c’est-à-dire quelque chose qui, littéralement, finit par se voir mais surgit initialement d’espaces non-euclidiens. Cela ne nous empêcherait pas de rester nous-mêmes. Mon problème particulier, relativement à cette question, c’est que je suis constamment en train de lire, et j’ai constamment dix mille lectures de retard. Et, très trivialement, j’ai horreur, en littérature, de la niaiserie sentimentale et des dialogues qui sonnent faux, qui n’ont pas le rythme adéquat.
En suivant votre blog, on peut également découvrir votre amour pour la BD et notamment les comics : de quand date cet engouement ? Dites-nous en plus sur les dessinateurs et les personnages que vous préférez… Ces lectures influencent-elles votre écriture ?
J’ai été très tôt en contact avec le monde anglo-saxon, en particulier l’Amérique du Nord au sens large. J’ai commencé à lire des comics quand j’avais dix ans. J’étais un bon élève, je pouvais lire ce que je voulais. C’est quand j’ai eu seize ou dix-sept ans que ma famille a commencé à se demander si j’étais pas un peu neuneu sur les bords, car je continuais de lire mes histoires de super-héros. Mais bon, c’est comme ça, que ça plaise ou non. Je suis particulièrement attaché à la période qui va des années trente à la fin des années soixante-dix, ce qu’on appelle dans le jargon des comics les âges d’or, d’argent et de bronze. Beaucoup de créateurs m’ont mis des claques dans la gueule. Vraiment beaucoup : Gene Colan, Dan Barry, Alex Raymond, Al Williamson, Berni Wrightson, John Prentice, Joe Kubert, Alex Toth, Gil Kane, John Buscema, Jim Aparo, Keith Giffen, Michael Kaluta, Dick Giordano, Carmine Infantino, Neal Adams, Wally Wood, Steve Ditko, John Romita (père et fils), George Tuska, Ross Andru… J’en oublie plein… Chez les scénaristes : Alan Moore et Frank Miller, sans surprise. Mais aussi le regretté Steve Gerber. Entre parenthèses, je vais encore en profiter pour vomir sur la gauche : dans les années cinquante en France, les intellectuels sartriens, ces grands libérateurs qui allaient à Moscou prendre les ordres, déclaraient que les comics étaient des bandes dessinées nazies, en particulier Superman, car (soi-disant) elles exaltaient la notion de surhomme. Ha ha. Ce que ces connards ne savaient pas, ou ne voulaient pas dire (parce que ça a commencé à faire tache dans le CV, à partir de 44), c’est que la plupart des grands créateurs de comics de cette époque étaient des Américains d’origine juive : Jerry Siegel, Joe Shuster, Bob Kane, Will Eisner, Stan Lee, Joe Simon, Jack Kirby, Gil Kane, Joe Kubert… Juifs ou goys, de toute façon, on a eu droit à de très bonnes choses pendant longtemps. Aujourd’hui, je suis un peu plus dubitatif. J’aime bien des artistes comme Simone Bianchi et Ivan Reis, mais ce qui me pose problème, c’est la pauvreté grandissante de la narration et le recours systématique à la colorisation par ordinateur. Mais je suis du genre à n’être jamais content : dans les années soixante et soixante-dix, les planches, initialement dessinées en noir et blanc, passaient à l’impression et là, souvent, ça bavait, ça pixélisait à mort et le résultat était dégueulasse. Bon, ça fait aussi partie de ce folklore… Ce que les éditeurs de comics ont quand même fini par comprendre, c’est qu’il ne suffit plus aujourd’hui de cibler un lectorat jeune, c’est-à-dire les dix-vingt ans. Il faut aussi se débrouiller pour conserver les vieux lecteurs (les vingt-cinq ans et plus). Moi, je fais figure d’antiquité là-dedans mais j’y trouve mon compte : je constate le nombre croissant de réimpressions d’anciennes histoires. C’est en général du travail de qualité. À l’heure actuelle, je relis les Donald Duck du génial Carl Barks.
Que pensez-vous d’Internet comme espace d’expression littéraire ? Je parle ici des blogs littéraires mais aussi de l’édition en ligne ? Quelles sont vos expériences en ce domaine ?
Je ne suis pas spécialement contre Internet, c’est tout de même un support qui me permet de diffuser rapidement mes flatulences ! Là où elles vont, elles auront plus de place que là d’où elles viennent ! Et puis, je lis des blogs très intéressants. Je reviens par exemple à Stalker : Juan Asensio nous fait découvrir ou redécouvrir beaucoup de textes importants, à contre-courant, contre-nuit des rentrées littéraires. Je m’inquiète cependant, moi qui suis habitué à la science-fiction catastrophiste : si un jour nous perdons toute électricité suite à un grave problème naturel ou artificiel, nous perdrons beaucoup de choses. Seules survivront (peut-être) les bibliothèques de papier, qui deviendront des forteresses à défendre. Je suis donc favorable à ce que l’édition électronique se double systématiquement d’une version imprimée sur volume. Ce n’est pas seulement une histoire de confort visuel et de matière qu’on aime toucher. Pour ce qui est de mon expérience, en fait je considère que je n’en ai que très peu dans l’état actuel des choses. J’ai publié en 2010 des textes dans la revue L’Angoisse. J’ai été agréablement surpris que Christophe « Konsstrukt » Siébert les accepte. Mais tout est parti, en septembre 2009, d’une expérience vécue sur un site d’écriture en ligne, Les chemins de traverse, qui proposait un exercice bien précis : dresser le portrait d’une personne, réelle ou fictive, sans utiliser le verbe « être » ni le verbe « avoir ». Très stimulant, je dois dire. J’ai écrit un texte à l’arrache, je me suis créé un compte, ai balancé mon truc (qui m’emballait moyennement). J’ai eu des retours très positifs de la part des modératrices du site ; honnêtement, je ne m’y attendais pas. Puis j’ai découvert l’espace m@nuscrits aux éditions Léo Scheer, un beau bordel je dois dire, mais j’aimais bien. J’ai fait la connaissance de personnes de qualité à la veuca, comme on disait. J’ai également aimé y choquer certaines ânesses bien pensantes, de tendance gauche « humaniste » (elles se définissaient elles-même ainsi) mais qui n’ont pas manqué de me dire, entre autres, que sous le régime hitlérien, quelqu’un comme moi n’aurait pas fait long feu. Ha ha, heureusement qu’il y a eu le père Adolf pour leur permettre de me donner la réplique, n’est-ce pas ? J’ai ensuite exploré le nouvel espace M@n, dont le projet, lui aussi, est intéressant. Profitant d’un changement d’ordinateur, j’ai retrouvé une connexion rapide, digne de ce nom, qui m’a permis de créer un blog. Les éditions M@n, en effet, sont un espace plus restreint que l’ancienne formule et je ne cache pas que je cherche un minimum de visibilité. C’est pour cette raison que je me suis également porté vers les éditions de l’Abat-Jour, une jeune maison qui en veut et dont le potentiel me semble très grand. Ce que je trouve intéressant, c’est que chacun travaille à la fois en solo, avec son style propre mais accepte aussi, ponctuellement, de s’associer à d’autres. Une communauté d’auteurs du net est peut-être en train de se constituer avec Rip, Arthur-Louis, N.A.G., Juline B. et l’ensemble des gens dont les textes sont acceptés à l’Abat-Jour et aux alentours (quelle rime superbe). The League of Extraordinary Scriveners. Surveillons aussi Brieuc « Auddie Live » Le Meur et ses éditions F4…
À quand le roman ? Pourquoi se cantonner aux nouvelles ? Manque d’ambition ? Manque de temps ? Ou choix assumé de la forme courte de façon définitive ?
Certes, il existe un problème de temps à gérer. Je peux être l’écrivain le plus doué du monde, ou le plus nase, il faut quand même que je pense à racheter du pq et à gagner ma croûte pour payer les charges. La nouvelle donne l’impression d’être adaptée à un rythme de vie qui ne laisse pas forcément beaucoup de temps, mais c’est trompeur. L’écriture d’une nouvelle n’est pas forcément simple. Même un pauvre billet sur mon blog me demande une concentration certaine, et beaucoup d’amendements, de retouches pour, au final, n’être jamais totalement satisfaisant à mes yeux. Donc, je ne peux pas dire que je me « cantonne » aux nouvelles. On croit aussi que c’est un sous-genre, ou plutôt une espèce d’antichambre avant le roman qui serait une « vraie » littérature. Faux. Relisons l’excellent Jacques Sternberg. De son propre aveu, il se sentait plus à l’aise dans l’écriture de nouvelles que dans l’écriture de romans (bien qu’il ait été aussi un grand romancier et un grand scénariste ; je pense à Je t’aime, je t’aime, d’Alain Resnais, un de mes films cultes). Sternberg, en quelques lignes, à peine une page, est capable d’écrire une histoire efficace et flippante. Cela donne à réfléchir. Alors, à quand le roman ? J’y réfléchis tout de même. J’ai deux ou trois idées que je n’ai pas encore exploitées et qu’il m’intéresserait d’aborder sous cette forme. Cela me demandera sûrement une organisation un peu différente du chaos. J’aimerais également écrire une pièce de théâtre mais là, c’est vraiment chaud car ensuite, il faut trouver une salle, un financement, des acteurs, etc.
Des projets en cours ?
Je me verrais bien aller draguer un peu au rayon littérature de ma centrale d’achat préférée, avant que ça ferme. Si le mot « draguer » vous gêne, on peut remplacer par « faire du relationnel », ce n’est pas un problème… Sinon, ben, beaucoup de lecture et d’écriture. Si vous êtes encore en vie et d’attaque (alive and kicking) à la fin de cette interview-fleuve, c’est que, peut-être, je ne suis pas le plus mauvais des scribouillards… Et puis, il faut être humble : je peux crever ce soir, dans une heure, demain, dans trente ou cinquante ans. Je sais que ça va venir un jour et que ce sera radical. Par conséquent, je ne veux pas être indûment ambitieux. Cela étant, je peux aussi me rendre dans les beaux quartiers de la ville, me proposer à de vieilles dames à bagouses qui cherchent un homme pour leur faire la lecture (contre rémunération, hein).
Je crois savoir que vous allez commencer une école de traduction à la rentrée prochaine : est-ce pour faire de la traduction littéraire ? Quel auteur rêveriez-vous de traduire ?
Je me verrais bien en effet intégrer une formation de traducteur littéraire afin de me reconvertir sérieusement avant la fin de mes allocations chômage. Tout pour ne pas finir à la rue, et si possible pour exercer une activité où je retrouverais le goût du travail après quinze ans à enseigner dans un système scolaire sur orbite passablement dégradée. La traduction littéraire m’attire beaucoup et des personnes autorisées m’ont déclaré d’elles-mêmes que j’avais un excellent profil pour cela. Bien. Je vais donc voir ce que je peux faire là-dedans. Vous me demandez aussi, Marianne, quel auteur je me verrais bien traduire. Lovecraft, et certains de ses talentueux continuateurs tels Brian Lumley, par exemple…