Entretien avec Arthur-Louis Cingualte

 

Entretien avec Arthur-Louis Cingualte, auteur de nouvelles pour le site de l’Abat-Jour (Du bleu en guimauve, Maëlstrom mystique, Préliminaires calcinés, Let’s scare Rose to death, Salomé Sélavy) et la revue L’Ampoule (La littérature torride en Argentine). 

Sans verser dans la biographie détaillée qui a peu d’intérêt, comment vous présenteriez-vous à vos lecteurs et futurs lecteurs ?

Ni héros, ni escroc, un de la masse qui tend à s’extraire… Merci Marianne de me demander d’être bref parce que je dois vous confier qu’il n’y a vraiment pas matière à s’épancher. Et puis d’être succinct là, ça me convient d’autant plus : ça me permet de conserver un semblant d’énigme. C’est bien le côté énigmatique pour la littérature ; c’est, à partir de rien, déjà ça. Alors façon quatrième de couv’ de quidam et pour l’info seulement : j’ai vingt-sept ans depuis très peu, je suis originaire de La Rochelle, le prénom avec lequel je signe est bien le mien, le nom de famille en revanche, Cingualte, ne l’est pas : c’est une tentative d’adaptation hispanisante ― dire : « Tchingwalté », ou pas d’ailleurs, la prononciation simple est valable ― du titre de chevalier que s’était attribué, juste pour le panache, Casanova. J’ajouterai que je suis arrivé à l’écriture (il y a plus ou moins trois ans) comme en une oasis après avoir été intensément déshydraté par l’écriture universitaire de deux mémoires.
 

Je sais que vous êtes doctorant en histoire de l’art : sur quoi portent vos travaux ? en quoi cela influence-t-il votre écriture (si cela influence votre écriture) ? 

Mes travaux de doctorant, Marianne, portent sur les articulations, les formes et les aspects du voyeurisme dans l’art (via le regard subjectif, l’arrivée de nouveaux médias, la tension perverse qui embrase certains artistes, le postulat du regard masculin des féministes, Susan Sontag…j’y étudie notamment Marcel Duchamp, Balthus, Trouille et aussi les untitled film stills de Cindy Sherman qui vous illustre). Je serai pas plus long là-dessus parce que c’est l’ensemble de l’entité histoire de l’art que j’invoque pour animer mon imagination. Je pioche dedans au tout-venant très bordéliquement (c’est essentiel pour moi de le faire ainsi). J’essaye de parvenir de l’huile à l’encre à partir d’un rien, d’une sensation : d’un coin de Rothko, d’un trait de Kirchner mais aussi d’un style, d’une stratégie plastique autant que d’une doctrine comme une béquille ― ou plutôt une excuse… Le maniérisme, par exemple, me stimule particulièrement en ce moment. Cette façon qu’ont ses représentants de glisser du quoi à représenter à comment le représenter (le style) permet à un simple pied de madone d’être une mine d’or pour élever quelques imaginations. C’est un art au second degré, une couche supplémentaire. John Sherman l’a caractérisé de stylish style (Montaigne disait je crois qu’il artialisait l’art). J’aime bien cette idée, je m’y retrouve, et que je la prenne par les cheveux ou les chevilles, ça demeure une belle formule d’approche. De ces influences que je tire, je n’ai pas vraiment de méthode lorsqu’il s’agit de les employer. Ce qui compte c’est que je sois convaincu d’œuvrer ― même si c’est obscur ― avec des œillères ; que je puisse me dire pourquoi pas, je vais tenter de faire du maniérisme à ma façon, là, maintenant, au début de ce paragraphe-ci ou d’un autre. C’est pareil quand je me dis : je vais faire du post-raphaélique. Et ça, ça me plaît au-delà de la pertinence du résultat final. L’important est que je me sente entouré et autant stimulé qu’ensorcelé, provoqué. C’est du fuel, après peu importe la quatre voies… Quand le processus est enclenché, que ça marche, que j’avance, quoi que je fasse, j’y crois, comme quand je me dis que je suis profondément fellinien. C’est une boussole qui perd plus qu’elle n’indique. Et puis il y a la notion d’héritage qu’enseigne l’histoire de l’art. Toutes les traditions. C’était quand même quelque chose à l’époque… C’est utile de savoir se retourner ; et l’histoire de l’art est mon véhicule pour cela. Il y a une tribu indienne, d’Amérique du Nord (je ne sais plus laquelle), qui représente et conçoit la position de l’homme dans le temps de manière très belle et tout à fait inédite. Pour eux, sur la ligne droite du temps l’homme n’avance pas de face en direction du futur comme il est d’usage pour toutes les autres civilisations, non, il avance à reculons vers le futur puisque celui-ci lui demeurera toujours étranger. Cette position inconfortable lui permet de maintenir l’observation de la seule chose qu’il connaît vraiment : le passé. Aujourd’hui je regrette la disparition de l’artiste. On a le comique, le sculpteur, l’écrivain, le cinéaste, le chanteur, le musicien, l’essayiste… c’est pratique, on peut rentrer chez soi et faire autre chose, mais on fout quoi de l’artiste ? Avant il n’y avait que ça. Le reste, les intitulés, à l’époque c’était tout juste nécessaire pour se regrouper au sein de corporations syndicales. Faut revenir à l’artiste.  

Dans vos nouvelles il est beaucoup question d’Amérique du Sud, d’érotisme et d’une certaine poésie : sont-ce là vos thèmes récurrents ? depuis quand ? pourquoi ?
 

Et dire que je n’y ai jamais mis les pieds… L’Amérique du Sud ça m’est tombé dessus récemment, comme ça et de manière plutôt énigmatique et incompréhensible. Mon entourage doit toujours pas s’en remettre. Il y a eu plusieurs étapes : un voyage en Sicile, un reportage sur le déchiffrement des glyphes mayas visionné sur Arte, Aguirre d’Herzog (en gestation depuis longtemps), la lecture de Diadorim de Joao Guimaraes et celle d’Au-dessous du volcan de Lowry (deux lectures déterminantes), un sourire de Maradona, les atrocités surréalistes de Ciudad Juarez… Tout ça, à un moment donné, s’est violemment incarné (au moment, aussi étrange que cela puisse paraître, où j’ai vu ce documentaire sur les Mayas). Tout ce qui vient de là-bas, sous le cagnard, me semble important. Je sens ce vaste territoire plus spirituel et plus mystique que les autres, même si c’est tout à fait chimérique. Ça me permet de fantasmer, d’ériger selon ce que je veux bien voir. Et puis faut reconnaître qu’il y a de quoi faire : les temples, l’ayahuasca, les volcans, les machettes, les jungles, l’Eldorado, les escadrons de la mort, les cartels, des kyrielles de dieux et de civilisations, d’étranges coutumes et une fièvre partout pour que rien ne s’apaise, ne cesse de vibrer. C’est le mystère, l’inconnu, la passion et l’absence de mesure. Je suis toujours en train d’apprendre le maya. J’aimerai bien le parler et l’écrire. Il y aura bien ensuite quelque chose d’autre pour prendre le relais. 

Dans votre dernier texte publié sur l’Abat-Jour, Salomé Sélavy, une teinte surréaliste apparaît : est-ce nouveau dans votre écriture ? 

Oui et non. Une longue gestation encore. Ce sont plus les relents baroques d’une formule que je teste, que je précise. Les miasmes d’un ersatz de réalisme magique. Dans Salomé Sélavy c’est plus proche, plus prononcé, c’est sûr. Dans d’autres moins. L’équilibre n’est pas encore juste. C’est que je répugne tout autant de faire du plausible que du fantastique. J’ai le goût des récits des antiques et des modernes. Eux s’arrangent avec le réel avec une démesure qui me séduit. Je pense que c’est d’abord d’édification qu’il s’agit, de style et de forme et non de représentation. Le naturalisme, il me semble, est l’équivalent du photographe par rapport au peintre. Je veux décider de la musique et des couleurs. Je veux que ça soit attractif et capiteux. Jouer au démiurge quand on peut le faire c’est irrésistible, tout devient possible, les recettes sont infinies. Sinon on a tendance à faire petit, intime, social, médiocre, pas spectaculaire. Moi ce qui me plaît c’est de postillonner du baroque, de régler la disto comme il me chante ― et même si ça ne se fait pas. Je cherche à invoquer Dionysos et évanouir Apollon. Faut choisir son camp : la joaillerie indienne bien lourde et étincelante ou les élégantes boucles d’oreilles de la rue de la Paix.

On sent les spectres de Borges, Bataille et Lowry dans vos textes : est-ce des auteurs que vous avez beaucoup lu ?
 

Ah ça oui, Lowry il m’a pris à la gorge. C’est lui qui m’a introduit aux modernes, à mon panthéon littéraire : Joyce, Gadda, d’Annunzio, Pound, Malaparte, Roussel, Rosa, Stein, Powys, Artaud, Céline… Ce sont eux que j’aime bien allonger sur le billard pendant que je leur fais les poches. Rothko dit avoir peint des temples grecs toute sa vie sans jamais le savoir. C’est tout à fait moderne. Il était dans le juste. C’est un peu ça la littérature pour moi. 

Êtes-vous un lecteur de Julio Cortazar, Garcia Marquez, Adolfo Bioy Casarès et Juan Rulfo (que l’on tient pour le précurseur du réalisme magique) ? 

Le réalisme magique… ça c’est quelque chose… c’est un trésor d’équilibre à chaque fois. Un bel exemple de maîtrise sans brides visibles. Rulfo, Carpentier, sont des phares que j’essaye de maintenir constamment éveillés. Bioy Casarès et Cortazar en revanche je ne les ai pas encore lus. Je les garde bien au chaud cependant. Garcia Marquez je sais que je vais devoir y aller à un moment ou un autre mais j’ai toujours quelques répugnances à confier mon attention à un auteur a priori trop admiré, trop accessible. Je préfère le rare, l’opaque, le douteux et le confus. C’est de la coquetterie de jeunesse, je le sais. Mais bon comme j’ai encore le droit à ce prétexte, j’en profite. 

J’ai tendance à trouver que la littérature contemporaine (surtout française) manque cruellement de chair : ce n’est pas le cas de vos textes où le corps, la sensualité, voire la sexualité ont la part belle... 

Merci Marianne de le remarquer. J’essaye modestement, en effet, de produire, au-delà de l’image, des tripes, du sensible et de l’haptique comme on dit. Faut que je sente les personnages, que je les visualise dans le muscle pour qu’ils aguichent comme il faut… J’aime l’idée qu’on puisse transpirer en lisant, qu’on ait envie d’y entrer, de toucher, que les réactions soient tout autant physiques que le texte. C’est encore, très certainement, le poids de la peinture et de Fellini ; l’importance que je délègue aux arts de l’image, ceux que j’invoque. 

Ce que j’aime aussi dans vos écrits c’est les personnages féminins très forts. Quels sont vos personnages féminins préférés dans la littérature ? 

C’est une belle question à laquelle je n’ai curieusement jamais songé. Alors je vais vous répondre, comme ça, à l’instinct, Molly Bloom dans Ulysse de Joyce, Diadorim (même si la c’est plus ambivalent, mais justement…), Madelon du Voyage au bout de la nuit pour son aspect fatal naturel, hilaro-hystérique et inconscient ; et… disons l’ensemble des personnages féminins des Mille et une nuits. Et aussi ma compagne, qui, je le sais, est une véritable héroïne de littérature.  

Y a-t-il eu une évolution dans votre manière d’appréhender l’écriture ?
 

L’évolution est constante, elle marche selon ce que j’introduis de passions, par périodes, dans l’œil du cyclone de mon imagination. Comme dans la Kabbale, il faut que tout puisse se répondre pour atteindre une voix, une langue. C’est une méthode souple et efficace. Du moment que ma curiosité a suffisamment d’élan pour la nourrir elle ne sera, je l’espère, jamais à terme. 

Où peut-on vous lire ? Pas de blog ? Pas de publication dans des revues ou sur des sites ? 

Non, rien… J’y songe parfois... J’aimerais bien. Mais un blog c’est tout de même du boulot (vous êtes bien placée pour le savoir). Alors… Sinon j’ai candidement contacté la revue Borborygmes. On verra… 

Des projets en cours ou à venir ? 

Oui, toujours mon roman, (qui tend à devenir, en plus de deux ans de travail régulier, une sorte de grand tout, un véritable site archéologique) et puis ma thèse. Ça mobilise beaucoup de temps une thèse. 

Pourquoi et comment l’Abat-Jour ? 

Lorsqu’en un détour au début de l’aventure j’y ai aperçu les noms de Marie-Agnès Michel et de Paul Sunderland, j’ai immédiatement su la qualité éditoriale de la maison. Qu’il s’agisse des articles de votre blog, des romans déjà édités, de l’ensemble des auteurs participants et surtout de la suave bienveillance de Franck Joannic, il m’est impossible de ne pas considérer la trempe à laquelle appartient la maison. C’est du solide, du courageux. Ce sont de belles opportunités qu’offre l’Abat-Jour à des auteurs comme moi. 

Formes et formats : un roman découpé en nouvelles ou des nouvelles juxtaposées pour en faire un roman ? 

C’est curieux, Marianne, parce que cette question, et bien j’y pense depuis peu. Je me dis que mon roman ― Les Latines Rutilantes (dont est extrait, puis remanié, l’ensemble des textes que je produis) ― souffrirait peut-être moins d’une construction en nouvelles que de l’élaboration d’un seul et même récit. Toutefois la réponse, selon ce à quoi j’aspire le plus pour l’instant, se situe entre les deux : un récit de forme hybride et illégitime. 

Que pensez-vous de la littérature actuelle et de l’écriture sur Internet ? 

C’est une jungle foisonnante, avec ses marécages et sa canopée dans laquelle certains oiseaux resplendissent plus qu’à l’ombre des vieilles pierres du circuit traditionnel français.

Question subsidiaire : avez-vous lu « Les Hommes-couleurs » de Cloé Korman ?
 

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