Cybervox : à propos de voix et de littérature

 

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Souvent, on peut entendre, de tel auteur, qu’il possède une voix ― singulière précisera-t-on ―, qui permettra de l’identifier. Qu’est-ce qu’une voix, au fond, écrite, bien sûr, puisque c’est d’écriture qu’il s’agit et non d’oralité ? Un écrivain qui s’exprime et fait silence tout en même temps ! S’empare du langage pour en faire un usage singulier (J.-M. Maulpoix), fabrique du silence avec des mots écrits. 

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Qu’est-ce donc cette voix silencieuse, muette, qui, dit-on, se fait entendre en lisant ? Quel rapport entre la voix réelle d’un auteur et cette voix-là qui fait silence, dans les mots ? Les bardes improvisaient leurs chants à voix haute ? On parlera désormais d’aphasie mallarméenne, d’étranglement de la voix (justement) qui s’incarne dans l’écrit, dans le silence des mots dont l’écrivain aura usé avec la singularité qui est la sienne. L’écrivain moderne est donc un homme aphasique (ce qu’est devenu Baudelaire). L’écriture ne serait alors qu’un cri tu  (étouffé), ou trituré, arrangé, car imprononçable (je pense à Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, de Stig Dagerman, ou encore au Cri de Munch, dans un registre différent.). Artaud disait qu’il faudrait pouvoir écrire  (peindre) ses cris, ceux de l’âme. La poésie, l’écriture, sont donc des langues qui se font cri ! Voilà qui donne une idée de ce qui se joue, là. De ce qui se dit à travers cette voix que l’on reconnaît d’emblée, bien que muette, étranglée, tue… Cette chose qui vous pénètre ― mystérieux points d’impacts ― trouve son point de fuite en vous. Précisément !

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Je ne me lasse pas de cette phrase, de ce cri tu hors du temps : « …Ce n’est pas le bruit d’un avion. C’est le bourdonnement d’un insecte qui voltige près de mon oreille : un insecte plus petit qu’une mouche, qui trace dans l’air quelques cercles sous mes yeux avant de disparaître dans un angle de la pièce obscure… ».(Murakami Ryû, Bleu presque transparent).  

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Une photo accompagne l’extrait. Une photo d’Hiroshima. En dessous, un article de Camus paru un peu plus tard dans lequel il exprime d’une voix forte sa stupéfaction, son désarroi face à l’absurdité, la bêtise des commentateurs de l’époque fascinés par la performance du jour : une bombe de la taille d’un ballon de foot dotée d’une capacité de destruction hors du commun. 

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Un tranchant, voilà qui pourrait répondre à la question : qu’est-ce qu’une voix ? La petite coupure, indolore sur le moment ? Ce n’est qu’après, une fois le livre refermé puis reposé sur l’étagère, que la douleur jusque-là en sommeil se réveille soudain, impossible à enrayer, que le cri tu exulte enfin, que la voix nous tient dès lors comme une proie-silène venant de céder sous le poids des mots et le choc des images. Happée littéralement. Subjuguée.  

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Où les voix peuvent-elles se faire entendre ? Une habitude très répandue, lire aux cabinets. Enfant, Miller s’y jette pour y dévorer les Classiques (Rimbaud entre autres). Adulte, il préfère la profondeur et le calme des forêts, si possible près d’un torrent (pour ma part, je me rappelle avoir lu le Colosse de Maroussi au bord d’un étang, tout près d’Abidjan…). Question : pourquoi lire aux cabinets ? Pour penser à autre chose ? Se distraire ? Et si oui, de quoi ? Et pourquoi lire et ne pas se donner du temps pour faire le vide ? Et pourquoi manger exige-t-il plus d’attention qu’aller au petit coin (problème métaphysique !). Miller : selon ses amis (je résume), on ne lit aux cabinets que des choses futiles (genre salle d’attente de chez le dentiste), voire des polars considérés, à tort, comme le rebut de la littérature.

Aussi, si des gens ont des étagères dans leurs cabinets, lui non. Concentration extrême. Se remplir par le haut tout en se vidant par le bas ? Miller : combien ne lisent (aux cabinets) que pour s’informer (l’actu), ne sachant pas vraiment ce qu’il est important de retenir ou pas ? À méditer : ce moment de béatitude, il faut qu’on le rompe en se concentrant sur de la matière imprimée… sur cette voix singulière (vous apprécierez la finesse du propos). Nouvel art de vivre ? Lire La Divine Comédie en mangeant sur le siège !
Alors, question cruciale : pourquoi ne pas recouvrir les murs de nos cabinets de tableaux, d’affiches, de portraits, de tags plutôt que d’étagères ? Miller, que l’idée semble répugner : le meilleur des water-closets serait celui où il faudrait être équilibriste pour lire ! Pas de siège, pas de cuvette, juste un trou dans le plancher avec deux emplacements où mettre les pieds. On ne s’y assied pas, on s’y accroupit ! Dans ces retraites bizarres, l’idée de lire vous viendrait-elle, quand il s’agirait de veiller d’abord à ne pas souiller ses chaussures ! Clin d’œil : les livres étaient autant de grosses mouches bourdonnantes qui me tenaient éveillé… Il y a aussi cette étrange citation de Marie Carelli : Donnez-nous quelque chose qui dure. Le cri de l’humanité épuisée… Un lien étroit avec ce qui précède ? Je n’en doute pas. Autres questions non dépourvues d’intérêt : pourquoi cabinets au pluriel ? Est-ce que votre médecin vous a déjà demandé ce que vous lisiez aux cabinets ? Enfin, cette sublime suggestion (ce sera à vous de trancher) : supposons qu’au lieu de lire, vous vous mettiez à chanter, à vous concentrer sur de la matière non imprimée !
Pour ma part, je chante faux et mes cabinets donnent sur la rue !  


Philippe Sarr