Autoportrait
De la part de
Georgie de Saint-Maur
Pour Monsieur Eddy Bouq
Directeur de publication aux Éditions qui méditent
14, rue Stratégo (1)
Le mercredi 7 septembre
Cher Monsieur,
Si vous lisez ces lignes, c’est que vous habitez réellement au numéro 14 de la rue Stratégo.
Bien sûr, ce n’est pas une surprise pour vous, mais c’est un bon point pour moi, car c’est finalement une adresse que j’ai trouvée un peu par hasard.
Jean-Paul Bastin, notre ami commun, m’assurait être capable de me conduire chez vous en voiture, mais prétendait ne pas se souvenir du nom de la rue, ni du numéro.
Pas facile, dans ce cas-là, de vous écrire.
Je vous adresse ce modeste échantillon de mes travaux car j’adore ce que vous faites et parce que j’ai évidemment l’ambition d’être publié chez vous et de devenir un collaborateur fidèle.
L’ambition, c’est bien joli, me direz-vous, mais comment justifier de telles assertions ?
En vous envoyant mes écrits, qu’il vous sera très difficile de classer dans l’une ou l’autre des catégories ordinaires.
Condensé
Un éditeur célèbre est harcelé pat un auteur prolifique.
Les textes qui vont se succéder font partie d’un projet au concept inédit.
Déterminé par la manière dont beaucoup d’écrivains américains soumettent leurs manuscrits à des éditeurs, « Comment se faire éditer » rassemble quelques livres, mis délibérément sous la forme de dépliants publicitaires.
Créés pour susciter l’intérêt de la maison d’édition et emporter une décision favorable, ils contiennent tous un condensé et de larges extraits de l’ouvrage dont ils exposent les atouts.
Ces morceaux choisis permettent d’en reconstituer sans peine le contenu.
Ce côté ludique est une part très importante du concept.
L’originalité est de les présenter tels quels à l’imagination des lecteurs.
Placés dans cette situation inhabituelle et ensorcelante, ces derniers abordent ces écrits un peu comme le ferait un professionnel de l’édition.
Ou tout du moins en ont-ils l’illusion.
Les quelques textes proposés dans « Comment se faire éditer » sont très différents les uns des autres, mais (en toute objectivité) ils explorent tout simplement, du zénith au nadir, un humour original, estampillé de surréalisme.
Ils se distinguent par le panaché des genres abordés et par leur mise en forme anticonformiste.
Cette variété apporte à la lecture son lot de surprises.
Le plaisir est au rendez-vous.
Morceaux choisis
[…] L’éditeur restait perplexe.
Son bureau n’était qu’un entassement de manuscrits sauvages, formant les dangereuses colonnes d’un temple de Capharnaüm où venaient se perdre, jusque sur le plancher, des classeurs innombrables.
Devant lui, un scribouillard en quête d’édition, naïvement barricadé derrière une mallette de cuir, occupait une chaise de son embarras.
Lentement, sans le quitter du regard, l’éditeur bourra sa pipe favorite, l’alluma et lâcha une profonde bouffée.
L’essentiel du manuscrit que, depuis plusieurs mois, cet énergumène essayait de lui soumettre gisait en petites boulettes au fond de la corbeille à papier.
C’était, si sa mémoire était bonne, un texte abracadabrant peuplé de fous !
Sa rédaction n’était pas dépourvue d’un certain style, mais son contenu, à coup sûr, ne présenterait jamais le moindre intérêt pour le public.
Il croisa les bras sur sa poitrine, tandis que le soleil, filtrant à travers les persiennes, projetait une trame d’ombres parallèles.
― J’ai bien lu votre livre, Monsieur, commença-t-il, et je ne vous surprendrai pas en vous révélant qu’il n’est pas facile de le ranger quelque part. (Il toussa légèrement.) Enfin, je veux dire, dans une de nos collections.
L’auteur parut attristé.
― Oui, je sais. Je comprends votre déception, mais pourtant j’imagine que vous vous en doutiez lorsque vous l’avez écrit. On peut l’étiqueter : « inclassable ».
L’auteur se tortilla sur sa chaise
― C’est un livre comique, Monsieur.
― Comique, oui. De votre point de vue, sans doute. Mais croyez-moi, le fait ne m’apparaît pas avec la même évidence.
Il marqua un temps.
― Toutefois, il s’agit d’un travail d’une très grande qualité et certes fort intéressant.
Il observa son interlocuteur dont le visage ne pouvait dissimuler la marque d’un vif contentement et poursuivit :
― Mais je vous confierai qu’en dépit de ces mérites, il demeure encore bien des points obscurs dans votre, heu… livre comique.
― Ah oui ? Lesquels ?
― Eh bien, ma foi, ils sont fort nombreux et… je dois vous dire qu’en fin de compte, heu… je n’y ai rien compris !
L’autre demeura un instant pantois, la bouche ouverte, incrédule.
― Vous n’avez rien compris ? finit-il par répéter.
― Non, absolument rien ! Je préfère vous l’avouer tout de suite et jouer la carte de la franchise, pour ne pas vous vexer. Attention, comme je vous l’ai déjà dit, votre texte n’est pas vraiment, heu… sans intérêt ; mais personnellement, je n’y ai rien compris, voilà.
― Qu’est-ce que vous n’avez pas compris ? Dites-moi.
― Eh bien, je dois reconnaître que je ne l’ai pas lu en entier, car j’ai compris assez tôt dans la lecture que je n’y comprendrai rien.
― Assez tôt dans la lecture ?
― Oui.
Il y eut un silence.
― À partir de quand ?
― Heu… tôt. Très tôt.
― À partir du début ?
― C’est cela, dès le début.
― Au premier chapitre, peut-être ?
― Eh bien, pour tout vous dire, je ne l’ai pas achevé.
― Vous voulez dire que dès la première page ?
― Mais dès le titre, mon pauvre ami, dès le titre ! Ce titre dont je ne me souviens même pas du reste, rappelez-moi un peu ce que vous m’aviez envoyé ?
― « Comment se faire éditer », Monsieur.
― Oui, « Comment se faire éditer ». Voilà le problème. Vous avez une recette ? Car ça, cela pourrait intéresser nos lecteurs.
Tout en parlant, l’éditeur avait réussi à étendre suffisamment le bras pour atteindre la corbeille à papier et, de sa main, happer une des boulettes qui s’y entassaient.
Il s’empressa de la défroisser entre ses genoux et l’étala sur la table.
― Je me suis particulièrement intéressé à ce passage, déclara-t-il, tandis qu’il parcourait d’un œil rapide la page manuscrite. Et je constate qu’on peut y lire le mot « uborachnick » cinq fois en l’espace de deux lignes. Qu’est-ce que c’est ça, « uborachnick » ?
― Urboraghigh, Monsieur. C’est une langue inventée par Ratafiol, un de mes personnages.
― Ah bon. Et ici, je lis : « Téléphoner à Meunier pour la réunion » ? Ah, non, pardon, c’est une page de mon agenda.
Il marqua à nouveau un temps d’arrêt et fixa l’écrivain d’un air rêveur.
― Bon, eh bien, puisque je l’ai en main cet agenda, fixons donc un rendez-vous où nous pourrons reparler plus longuement de votre travail.
― Très volontiers !
― D’ici là, vous seriez gentil de m’en renvoyer une copie, j’ai confié la première à des gens peu soigneux.
L’auteur se leva, en renversant presque la chaise.
― Bien, j’espère que cette date vous conviendra Monsieur… Monsieur ?
― Georgie, Monsieur… Georgie de Saint-Maur.
1 Pour d’évidentes raisons de discrétion, le nom et l’adresse personnelle du directeur de publication et de la maison d’édition resteront confidentiels.