À quoi pensez-vous d’abord ?

 

De la part de
Georgie de Saint-Maur 

Pour Monsieur Eddy Bouq
Directeur de publication aux Éditions qui méditent

 

Le mercredi 5 octobre

 

Cher Monsieur,

De même qu’un éditeur, en stimulant mon imagination, pourrait apporter beaucoup à ma carrière et doperait ma productivité par la sortie de mes livres, je suis un élément qui pourrait apporter beaucoup à une maison d’édition par le nombre et la qualité des titres déjà alignés et la régularité avec laquelle j’en fournirai de nouveaux.

Sans vouloir préjuger de l’accueil que me réserverait votre public, vous devez savoir que je suis un cheval sur lequel on peut vraiment miser.

Bien sûr, il faut courir le risque.

Mais j’ai, à ce propos, un plan de promotion qui le minimiserait.

Voilà. Peut-on être plus clair sans devenir importun ?

Aujourd’hui, je vous envoie À quoi pensez-vous d’abord ?, un texte déroutant par la superficialité de son protagoniste, plus concerné par de curieuses pratiques sexuelles que par son propre sort.


 

Condensé

 

Encore une histoire de tour. L’auteur en a plus d’un dans son sac, semble-t-il.

Un romancier à succès ne supporte plus son lent déclin.

Ses livres se vendent mal. Son éditeur le snobe lors des réunions de promotion.

Son orgueil l’entraîne dans les écheveaux abracadabrants du suicide.

Sa chute du haut du quarante-deuxième étage va-t-elle au moins lui apporter la paix ?

Une femme entr’aperçue va changer la donne.

 
 

Morceaux choisis

 

[…] Le vent faisait battre la porte du balcon, mais il n’en avait cure.

Il était plongé dans ses pensées. Loin de tout.

Il déambula lentement, le menton sur la poitrine, indifférent à ce qui l’entourait. L’écran plasma était noir et se faisait le miroir de ses yeux cernés, de sa bouche amère et de son corps ployé. La sono haut de gamme était muette depuis des siècles. Les meubles reflétaient inutilement la lumière dans leur galbe design.

Empreint d’une immense lassitude, il s’allongea sur le cuir du canapé, la tête posée sur l’accoudoir. Le cerveau torpide. Sur la table en verre du salon, des piles de vieilles photos s’étalaient en pagaille. Le courant d’air les soulevait légèrement.

Les photos du passé. Les photos de son succès. Le bonheur pris au piège. Restreint à des sourires qui venaient détoner à sa face, en découvrant les dents qui mangeaient son présent.

 

[…] Cette fois plus de doute, le désespoir avait envahi jusqu’à la hauteur des quarante-deux étages où il se réfugiait depuis trois ans.

Et, de toute évidence, ces années n’avaient rien réparé, rien guéri.

Que lui importait sa vie ? Il l’avait entièrement dédiée à sa réussite. Si sa muse l’abandonnait, plus rien ne surnageait.

De même que l’écriture avait été sa raison de vivre, elle serait sa raison de mourir.

Cela faisait longtemps maintenant qu’il pesait le pour et le contre… Aujourd’hui le contre s’était volatilisé.

 

[…] Les murs de son appartement basculaient, pris de vertige. Le sol se dérobait.

En écho au vide laissé par ses derniers échecs, répondait celui qui le séparait du sol.

Mais il fallait foncer… Se prendre de vitesse !

Se garantir des hésitations. Plus cela irait vite, moins les regrets auraient de prise.

Sans plus réfléchir, il court au balcon, enjambe la rambarde, cela sera si facile.

Pourtant, rien ne se déroule comme prévu. Son cerveau a beau avoir apprivoisé la peur, son corps pris de panique sonne l’alarme. Ses mains sont comme soudées à la balustrade, ultime rempart. Il faut absolument s’affranchir. Lâcher une main à la fois ? Son corps tremble des pieds à la tête. Son ventre se tord de nausée. Il faut lâcher d’un seul coup. Sans regarder en bas. Se laisser aller en arrière comme on plonge dans l’eau. Ses chaussures, mal assurées, glissent lentement. Il faut lâcher !

Comme au ralenti son corps bascule dans le vide, ses mains implorant encore, malgré lui, un appui.

Tout est joué !

 

[…] Rien ne s’opposera à sa culbute… à l’exception du temps qui était bizarrement devenu une polyvalence ovale : le temps d’avant qui se dévidait d’un seul coup et le temps présent qui se recroquevillait comme un embryon.

Car, curieusement, le temps de la fin le comblait, il était sans désir.

Il était la réponse.

Sa chute semblait se ralentir et même s’épuiser.

Il ne tombait plus.

Il flottait tel une plume d’oiseau dans un espace distendu, où un fil invisible l’attachait encore au balcon.

 

[…] C’est presque en rêve qu’il passait devant les fenêtres de chaque étage.

Il aurait pu, s’il l’avait voulu, dresser un inventaire de chaque appartement...

Au trente-cinquième, un homme écoutait la radio.

Au trente-troisième, une dispute entre une mère et son fils.

Au trente-deuxième, un couple tendrement enlacé.

Soudain, au trentième, le destin ironique déchira son insouciance.

Le visage langoureusement appuyé contre la vitre, une femme aux cheveux blonds se caressait avec un fromage.

Ce fut bref et douloureux. Comme une morsure de requin.

 

[…] Le vertige noyautait sa tète. La chute le faisait claquer des dents.

Et cependant tout était sincère.

Une femme se caressait avec un fromage.

Quelle idée idiote !

Et c’est cette pensée stupide qui allait l’occuper au moment de mourir ?

C’était par trop mesquin, par trop obscène !

Et d’abord avec quel fromage ? Du brie fermier ? Du camembert ?

Sa chute s’accéléra démesurément. Horriblement !

La vitesse hallucinante arrachait ses paupières et l’étouffait.

Un air violent haletait tout autour de l’immeuble.

Un air d’épouvante qui gonflait sa chemise.

Ses pantalons claquaient comme des drapeaux sur un mât

Il perdit presque connaissance. Sa bouche distendue battait au vent.

 

Ce qu’il pouvait être bête. 

C’était probablement du roquefort !