Nicolas Genka : l’œuvre de la honte ?

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De Nicolas Genka (1937-2009), il semble rester peu de choses, si ce n’est cette honte littéraire qui brisa, à l’âge de vingt-quatre ans, sa carrière d’écrivain.

En décembre 1961, Genka publia chez Julliard un premier roman, au titre programmatique, L’Épi monstre, dans lequel amour incestueux et triolisme familial se nouent dans une campagne glauque, sur fond de beuveries et d’injures. De ce texte gravement poétique, la violence semble sourdre de toutes parts. Le lecteur y assiste à la dérive d’un homme et d’une jeune fille désignés comme « couple originel » : le père, Morfay, communiste ancien maquisard, et sa fille, Marceline, dont la beauté est égale à celle des « blés pubères ». Elle a seize ans et sa sœur, Maudette, un peu moins. Toutes deux paraissent former un binôme archétypal tel que l’ont incarné Antigone et sa sœur. Marceline connaît une adolescence rayonnante, comestible aux yeux du père, elle est de retour de la ville où elle a fait des études, alors que Maudette dépareille, elle est « une haute » coincée dans ce monde campagnard, une sentimentale rabaissée au rang de paillasson par le patriarche. Au cours du récit, Marceline couche avec le père, humilie sa sœur, participe à la débauche ambiante, mais découvre que d’autres corps peuvent exercer sur elle un pouvoir magnétique. Albert, qui travaille à la ferme, sera son premier homme, hors du cercle familial. Un jour, Morfay surprend sa fille en plein acte et tue Albert, qui meurt en elle.
Genka justifia cette âpre thématique par son désir d’écrire « comme un morceau de jazz », en nourrissant « chaque mot d’une immense colère », dans un univers où le vocabulaire est parasité par la paysannerie. La boue campagnarde se devait de prophétiser un nouvel ordre moral renversé. Panthéiste, l’obscénité parquait le modèle familial dans une dialectique sexuelle, la brutalité et la sensualité de la nature environnante n’étant que des miroirs déformants de l’amour cloacal et malsain qui unit le père à ses deux filles. Ils sont les porteurs d’un « faux message dans une cathédrale éclatée, dans le silence atomique où vont des milliers de chevelures. »
Dès sa parution, l’ouvrage fut parrainé par de nombreux écrivains : Jouhandeau, Pasolini, Nabokov, Aragon, Cocteau et Mishima, certains d’entre eux s’appliquant même à le traduire. Plus qu’admiratif, Cocteau fonda spécialement pour Genka le prix des Enfants terribles. Mais le succès littéraire fut de courte durée. En juillet 1962, au nom de la protection des mineurs et suivant la loi du 16 juillet 1949 relative aux publications destinées à la jeunesse, le ministère de l’Intérieur, qui juge l’œuvre pornographique, interdit par arrêté sa vente aux mineurs ainsi que tout affichage, publicité et traduction. Ce qui revint, en la privant de toute visibilité, à la faire disparaître : « Les officiers de police judiciaire pourront, avant toute poursuite, saisir les publications exposées, ils pourront également saisir, arracher, lacérer, recouvrir ou détruire tout matériel de publicité en faveur de ces publications. » Malraux, alors ministre de la Culture, ne broncha pas. Nicolas Genka traversa un premier opprobre, celui d’être désigné par l’État comme un pornographe, et de voir sa première œuvre mise au pilon. Et cette entrée dans la honte ne se limita pas aux arcanes de la République. Quelques semaines après la censure officielle, une censure officieuse percuta intimement l’auteur. Sa maison, en Bretagne, fut saccagée par les villageois. Genka quitta les colonnes littéraires pour la rubrique faits divers. France soir titra : « Il est la honte de son village ».

Comme si la honte dut survivre à ce premier livre, deux ans plus tard, en 1964, c’est le déshonneur familial qui s’abat sur son auteur. Son beau-frère l’accuse d’avoir rédigé non pas une œuvre fictive mais un récit autobiographique, travestissant tout juste les protagonistes de l’inceste. À cette époque, la sœur de Genka, Renée, est en instance de divorce, et son mari soutient que leur deuxième enfant est le fruit d’un amour défendu entre frère et sœur. « La rumeur publique vous attribue la paternité du second enfant de votre sœur. Vos romans sont-ils autobiographiques ? » lui demandèrent les tribunaux. Et Genka de répondre, ironiquement : « Toute œuvre est autobiographique. » Le procès ne s’acheva que cinq ans plus tard. Entre-temps, Genka a publié un second livre, Jeanne la pudeur, tout aussi remarqué que le premier, qui obtient le prix Fénéon. Son écriture semble creuser plus encore un sillon poétique, qui narre ici le retour de Jeanne dans son village. Jeanne est une putain de Pigalle trahie par les hommes, qui retrouve l’enfer de la cellule familiale en retournant vivre chez son père. Elle a connu le viol, l’inceste, elle « a de quoi mourir. Elle a de la forme dans la mort ; et sa musique : celle des poux assassinés au fond des fleurs. » Sa thématique ne fera d’ailleurs qu’alimenter les rumeurs, lors du procès.
Ce roman sera suivi par un court texte, en 1968, L’Abominable boum des entrepôts Léon Arthur, aujourd’hui introuvable. Après ça, Genka se retira en Beauce, continua d’écrire, mais cessa de publier. Il déclara refuser de se « vendre au système », vivant grâce à des réécritures de scénarios et des petits boulots qu’il qualifia lui-même « de pisse-copie ». En 1982, il rédigea un mémoire concernant la censure dont il faisait l’objet à l’intention de Robert Badinter, ministre de la Justice. Ce dernier l’autorisa à déposer plainte contre la commission des livres qui censura ses romans, au motif qu’aucun de ses ouvrages n’était destiné à la jeunesse. Genka écrivit au procureur de la République. Il n’obtint jamais de réponse. 

Le silence dura trente ans avant qu’il ne fasse son retour sur la scène littéraire, à l’occasion de la réédition, par une petite maison, Exils, de L’Épi monstre. En 1999, le livre sort en librairie alors que l’interdiction n’a jamais été abrogée. Régine Desforges avait pourtant formulé une demande auprès du ministère de l’Intérieur. Elle était restée vaine : « Les interdictions ne sont jamais levées et je continue à publier de nouveau des livres à mes risques et périls. L'Épi monstre n'est pas un livre pornographique, c'est un texte magnifique. Jeanne la Pudeur est un texte très poétique. Les deux dénoncent l'intolérance. Il y a des passages qui sont de la poésie pure. L'interdiction de publicité et d'affichage, c'est la mort d'un livre, ça aurait pu être la mort d'un écrivain. »
En 1999, donc, L’Épi monstre refaisait surface et paraissait toutefois ne plus sentir complètement le souffre. L’éditeur ne fut pas inquiété et Genka put assurer une promotion à grande échelle, jusqu’à l’ultime Graal : le plateau de Bernard Pivot. L’Épi monstre n’avait gardé de son aspect scandaleux que la malheureuse censure qui le frappa dans le passé. Le lecteur qui s’attendait à être choqué était déçu et pouvait se questionner sur les raisons d’une telle polémique. On avait enfin débarrassé l’œuvre de son surplus médiatique pour ne garder que l’essentiel : sa puissance stylistique et son savoir-faire romanesque.
Durant ce dernier passage télévisé, dans Bouillon de culture, Genka apparut comme un écrivain confiant et donna presque l’impression qu’il pouvait rattraper les années d’écriture broyées par la honte. Son œuvre maudite, L’Epi monstre, était désormais accessible et les auteurs contemporains s’intéressaient à lui, tels les membres de la revue Perpendiculaire qui le convièrent à plusieurs rencontres littéraires. Une deuxième chance lui était offerte, d’autres œuvres étaient sur le point de paraître, il l’assurait. Les premières maisons de la ville, son quatrième ouvrage, fut donc publié en 2001, chez Flammarion. Il s’agit du premier tome d’une fresque romanesque (qui en contient neuf), intitulée Sous l’arbre idiot, rédigée durant ses trente années d’isolement.
On supposa alors que Genka allait s’affairer à publier tous les écrits retenus dans une évidente frustration pendant tant d’années. Il n’en fut rien. Durant les huit ans qui lui restaient à vivre, aucun livre ne parut. Un texte fut publié en 2002 par L’Humanité, une « Lettre à la cour » dans laquelle Genka déclarait qu’il allait « porter son plaidoyer devant la Cour européenne des droits de l'homme […] ma sœur et mes deux nièces ont trinqué pour ce bouquin, on a utilisé des personnes humaines comme matériel de publicité », en se défendant de toute « médiatisation du martyre ». En 2005, l’interdiction de L’Épi monstre fut officiellement levée… après quarante-trois ans de censure.

Ironie du sort, ou évidente démonstration que tout concourait à l’empêcher d’écrire, Genka signa, avec cette tribune, sa dernière publication. Il disparut en 2009, laissant derrière lui une œuvre qui n’attendait qu’à être enfin lue. Mais la suite de cette fameuse fresque rédigée dans l’isolement, dix ans après la parution du premier tome, se fait aujourd’hui toujours attendre… les éditeurs en auraient-ils honte ?


En savoir plus  

Lire Nicolas Genka :
- L’Épi monstre, Exils, 1999.
- Jeanne la pudeur, Flammarion, 1999 et J’ai lu, 2001.
- Les premières maisons de la ville, Flammarion, 2001.
On peut également lire un poème de Genka, intitulé « Narimasu », dans le catalogue de l’exposition consacrée à Max Wechsler (Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1968). 

Adaptation théâtrale :
- Jeanne la pudeur, mise en scène par Bertrand Sinapi, 2006.

Ouvrages et articles critiques :
- Françoise d’Eaubonne, La Plume et le bâillon. Violette Leduc, Nicolas Genka, Jean Sénac : trois écrivains victimes de la censure, L’Esprit frappeur, 2000.
- T.G., « Jeanne la pudeur », Le Matricule des anges, n° 28, octobre-décembre 1999.
- Jacques Henric, « L’écrit interdit ou de l’imbécillité triomphante (et meurtrière) des ministres de la mort », préface à L’Épi monstre, Exils, 1999.
- Stéphane Horel, « Nicolas Genka, 61 ans, bâillonné dans les années 60 pour avoir raconté l'inceste. Son roman L’Épi monstre a scellé son destin », Libération, 24 mai 1999.
- Bernard Joubert, Histoire de censure : anthologie érotique, La Musardine, 2006.
- Emmanuel Lemieux, « La censure a plusieurs visages », Lire, mars 2003.
- Jacques Moran, « Au nom de l’immortalité littéraire », L’Humanité, 25 septembre 1999.


par Romain G.
 

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