De la nécessité d’apparaître honnêtes
Il est des circonstances où l’honnêteté foncière que recèle chacun de nous peut être
fortement mise en doute, sans que nous n’ayons personnellement rien fait pour obtenir un tel résultat.
Ce soir-là, nous mangions, Berga et moi, une lasagne au restaurant-galerie de la capitale,
qui abritait du froid et des intempéries notre exposition collective.
Il y avait foule et il régnait grand bruit…
Lorsqu’un individu louche pénétra dans la place, jetant des regards que l’on eût pu croire
sournois, s’il n’avait pas pris l’habile précaution de les dissimuler derrière des lunettes noires.
Il était d’ailleurs lui-même entièrement vêtu de noir, et je dois dire que la matière de
ses vêtements, une espèce de skaï, n’inspirait guère plus confiance que la casquette noire qu’il avait eu le bon goût de rabattre sur ses yeux.
Son entrée fut d’autant plus remarquée que, progressant parmi les tables, il dévisageait
longuement le moindre client et, sans rire, on peut penser que le patron allait surgir de derrière son comptoir et le foutre dehors, si sa chance ne lui avait pas fait, tout à coup, nous
apercevoir…
Il nous fit un signe de la main peu engageant et se dirigea vers nous… Cela me
surprit :
― Qui est ce type ? dis-je à Berga.
― C’est Stijn, me répondit-il, le galeriste de chez Java, où on va exposer
après.
En trois enjambées, le dénommé Stijn fut à notre table.
Il déposa sur celle-ci un sac de plastique en disant :
― Ça y est, je les ai !
Bien évidemment, nos voisins directs ou indirects ne perdaient pas une miette de cette
intéressante conversation, et on peut dire, sans exagérer, qu’ils en ont eu pour leur argent.
Car sous leurs yeux ébahis, (et les nôtres), Stijn aligna l’une près de l’autre, en les
comptant, cent liasses de billets de banque.
― Quatre-vingt-dix-huit, quatre-vingt-dix-neuf, et cent ! déclara-t-il. Voilà le
million.
Je m’emparai de mon attaché-case, l’ouvrit avec rapidité et y enfournai les
billets…
Un silence stupéfait avait succédé aux murmures de désapprobation qui avaient accueilli le
personnage.
Ainsi donc, les deux hommes déguisés en Mickey Mouse et en bourgeois du XIXe siècle, qu’ils avaient pris jusque-là pour d’inoffensifs abrutis, recevaient un million pour quelque
mystérieuse besogne inavouable, de la part d’un individu auquel ils n’associaient qu’un seul mot : « gangster » !
Nous perdîmes, ce soir-là, bien du crédit auprès du directeur de la galerie, comme nous
pûmes le constater au travers du sourire frisé qu’il nous gratifia en guise d’au revoir.
Sans doute n’aurait-il pas été inutile de lui préciser qu’il s’agissait d’une monnaie
péruvienne sans grande valeur, sur laquelle Stijn nous avait demandé de faire imprimer « Java Galerie », en guise d’invitation pour le vernissage de l’exposition que nous allions faire
chez lui…
Eh oui.
Georgie de Saint-Maur