La pièce d'eau

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Une comédie en trois actes d’Angoulot.

Avec, par ordre d’entrée en scène des personnages :
- Hercule Poivrot

- Mosstinckx
- Lady Grumble

 

*


Acte I

La scène représente l’intérieur d’un bistro. Hercule Poivrot y est affalé sur une table, la tête entre les bras. Visiblement, il y a passé la nuit. Entre Mosstinckx, son fidèle lieutenant.

Mosstinckx (le secouant comme un prunier) ― Réveillez-vous, Poivrot ! Il y a eu un meurtre mystérieux la nuit dernière, au manoir de Lady Grumble.
Hercule Poivrot (émergeant du coma) ― Zette bonne Lèèdy Grumble, hic. Un meurtre, dites-vous ? Eeet que voulez-vous que j’y fasse ?
Mosstinckx ― Eh bien, mon cher Poivrot, Lady Grumble compte évidemment sur vous pour résoudre cette énigme.
Hercule Poivrot ― Sur mwâââ ?
Mosstinckx ― Oui, sur vous !
Hercule Poivrot (se redressant péniblement) ― Pourkwâââ ?
Mosstinckx ― Elle compte probablement sur votre expérience légendaire. Car il faut bien avouer qu’au cours de vos nombreuses arrestations pour ivresse sur la voie publique, vous avez assurément appris beaucoup de choses sur les criminels. On peut dire que tous ces séjours en cellule ont fait de vous un expert, Poivrot.
Hercule Poivrot ― Zellule, zellule ? Mais noon, ce zont mes petites zellules griizes qui l’intéressent !
Mosstinckx (dubitatif) ― Vraiment, vous croyez ? C’est possible après tout.
Hercule Poivrot ― Eh woui Mosstinckx, mon ami, mais avant de répondre à zon inviitazion, je vais commenzer par abreuver mes petites zellules… Car elles ne zeront pas griizes toutes seules, n’est-ce pas ? Il faut les y aider. Garçon ? Un whisky ! Et que ça saute !
Mosstinckx ― Un whisky ? Vous êtes sûr ? Mais enfin, il est à peine huit heures du matin !
Hercule Poivrot ― Ça mes zellules s’en fiichent mo-mo-mon cher…

Acte II

Trois jours plus tard. La scène représente à présent les luxueux appartements du manoir des Grumble. Hercule Poivrot et Mosstinckx sont royalement installés face à face, dans de somptueux canapés de cuir. Hercule Poivrot est livide et semble en proie à de fortes nausées. Entre Lady Grumble.

Mosstinckx (se levant) ― Chère Mèdème…
Lady Grumble ― Bonjour Messieurs ! Vous êtes venus aussi vite qu’il vous a été possible, je suppose. Désirez-vous boire quelque chose ? Un verre d’eau par exemple ?
Hercule Poivrot ― Aargh !
Lady Grumble ― Vittel ? Perrier ? Vichy Célestin ?
Hercule Poivrot ― Aaargh !
Lady Grumble ― San Pellegrino ? Evian ? Bru ? Apollinaris ?
Mosstinckx (plein de confusion) ― Heu, mon ami a été un peu souffrant ces temps derniers, il est en proie à des crises d’hydrophobie, ce qui explique les trois jours qui se sont écoulés avant que nous ne puissions répondre à votre appel.
Lady Grumble ― Je comprends, c’est tout naturel.
Mosstinckx (changeant de sujet) ― Si vous nous expliquiez un peu les circonstances du crime, chère Mèdème. Par exemple, connaissiez-vous le mort ?
Lady Grumble ― Eh bien, certes oui. Il s’agit de Bastien, notre fidèle homme-grenouille. Il a été assassiné dans la nuit de jeudi à vendredi. Sans doute victime d’un de ces horribles cuisiniers français qui infestent la région.
Mosstinckx (prenant des notes) ― Mmmoui, un cuisinier… français… Oui… Et qu’en pense la police ?
Lady Grumble ― À vrai dire, pour l’instant, rien du tout. Ils n’ont pas encore retrouvé le corps.
Hercule Poivrot (brusquement) ― C’est où ?…
Lady Grumble (surprise) ― Mais je viens de vous le dire, ils ignorent où est le corps.
Mosstinckx (gêné) ― Heu, non… Je crois que mon ami demande où sont les… enfin…
Lady Grumble ― Ah ? Excusez-moi. C’est au fond du couloir à droite.

Entracte.

Acte III

Le rideau se lève sur un petit étang d’agrément situé dans le parc du manoir Grumble. Hercule Poivrot entre seul en scène. Il est pris de vomissements, et s’écroule en un gros tas informe. Arrivent Mosstinckx et Lady Grumble d’un pas gaillard. Cette dernière trébuche sur Poivrot.

Lady Grumble ― Ah ! Mon Dieu, je tombe !
Mosstinckx (admiratif) ― Mais c’est Poivrot ! Ce diable d’homme est déjà sur les lieux. Je parie qu’il en a profité pour rassembler quelques éléments susceptibles de nous fournir la clef de l’énigme…
Lady Grumble ― C’est prodigieux !
Hercule Poivrot (comateux) ― Aaaaaah…
Mosstinckx (le secouant comme un cocotier) ― Alors Poivrot, qu’avez-vous donc découvert ?
Hercule Poivrot (désignant l’étang du doigt, avant de s’évanouir) ― Là !… de l’eau…
Mosstinckx ― Bon sang mais… Chère Mèdème, notre génie a encore vu juste ! L’eau ! Mais oui ! La pièce d’eau ! C’est là, sans nul doute, que le criminel a caché le corps de Bastien, c’est évident !
Lady Grumble ― Vous croyez ?
Mosstinckx (devenant subitement assez entreprenant) ― Mais bien sûr, mon petit poussin, quoi de plus naturel pour un homme-grenouille ?
Lady Grumble ― Oh, Monsieur Mosstinckx !… Venez, rentrons vite au manoir.

 

RIDEAU

*

 

La critique de Jules Cuit

Il nous faut applaudir !
Applaudir Olaf Angoulot pour son excellente adaptation théâtrale des fameuses déductions du détective belge. Applaudir Simon Persavet pour sa magistrale interprétation…
On peut toutefois, comme moi, être extrêmement déçu par la réplique finale. Cette grossière allusion au roman de Pauline Réage résonne à nos oreilles comme l’œillade ignoble et salace d’une prostituée de bas étage.

*

Et vous, que pensez-vous de cette pièce ?


Avez-vous été convaincus par l’enquête menée ?
Hercule Poivrot a-t-il encore une fois vu juste ?
Et l’assassin est-il vraiment un cuisinier français ?

Nous attendons vos opinions tranchées en commentaires !

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J
Ma critique du 21 décembre a fait beaucoup de bruit sur les forums de discussion. On m’oppose qu’on ne peut guère recourir à "La Pièce de Monet" pour montrer l’hydrophobie d’Angoulot. En un mot on y remet en question mon esprit de sérieux, qui est pourtant l’une de mes premières qualités, comme j’ai eu maintes fois l’occasion de le démontrer ici même, sous l’Abat-Jour, depuis bientôt un an que brille cette extraordinaire rubrique. Et la critique de mon collègue Philippe Sarr, percutante comme toujours, abonde dans mon sens. Mon propos n’était évidemment pas de jeter la pierre à Angoulot. Ni dans le verre de son pauvre personnage. Pour nous qui, comme Hercule Poivrot, avons goûté aux bières belges, l’eau, même gazeuse, paraît souvent bien fade. Mais admettons que j’aie mal choisi mon exemple. Prenons-en donc un autre : "Belle Pièce, Amiral", que nous avons décortiqué il y a quelques semaines à peine, nous porte aux mêmes conclusions. Ce marin qui refuse de partir, de larguer les amarres, bref de se jeter à l’eau, le montre avec assez de force : Angoulot n’aimait pas ce liquide. On pourrait sans doute en tirer une intéressante étude psychanalytique du caractère de l’auteur. Je serais pour ma part tenté d’esquiver cette tâche en disant que je n’y connais rien en psychanalyse, mais j’entends déjà Georgie me rétorquer : « Mon coco, si vous pensez que c’est une excuse valable… » (Et ce serait lui donner raison, une fois de plus.) Alors disons que je n’ai pas le temps. D’ailleurs j’ai quelque chose sur le feu…
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G
Un beau retour. Les images de l'eau qui bout et du feu qui urge. De bien belles considérations sur le lyrisme maternel et la psychopathie automnale. Quelque chose qui dit oui et qui s'ouvre comme une huître en mal de pêche. Bravo et merci.
B
J’aimerais ici me pencher sur les modes opératoires, diamétralement opposés, que mettent en œuvre deux des plus célèbres enquêteurs de la littérature policière : l’inspecteur Bourresifflet d’un côté, et Hercule Poivrot de l’autre. En effet, si ces fins limiers parviennent quasiment toujours à résoudre des affaires souvent sordides, leur cheminement respectif montre combien leurs tempéraments diffèrent, mais au final se retrouvent. Car leur connaissance de l’esprit humain, et plus particulièrement de sa noirceur insondable, les a amenés à développer des talents insoupçonnés, presque surhumains, où l’esprit de logique n’a plus vraiment lieu d’être. Ainsi, le nietzschéen Bourresifflet laissera-t-il toujours la priorité au déterminisme (« Laisse-moi un peu tranquille avec tout ça, va ! ») cependant que le dionysiaque Poivrot privilégiera-t-il immanquablement le spiritueux en tous genres (« Garçon ? Un whisky ! Et que ça saute ! »). Chacun se remplit à sa manière, de bonne chère pour Bourresifflet, d’alcool fort pour Poivrot, de façon à mieux se vider des atrocités que leur fonction les amène à endurer tous les jours. Solide comme un roc, Bourresifflet ne s’en laisse pas compter, et sait frapper du poing sur la table lorsque cela s’avère nécessaire pour les besoins, dilatoires et dînatoires, de l’enquête. Alors que Poivrot, aussi souple qu’une loque, trouvera infailliblement la clé de l’énigme telle une anguille retrouvant toujours son point d’eau. Aussi différents soient-ils, leurs stupéfiants dons ne cessent d’éblouir, pour son plus grand plaisir, un public friand d’enquêtes policières, et ce depuis des décennies.<br /> <br /> En ce qui concerne le mystère planant sur cette « Pièce d’eau », les soupçons de notre chère Mèdème Grumble, bien que teintés de francophobie, semblent pour ma part singulièrement avérés. En effet, les grenouilles – et surtout leurs cuisses – représentent un mets aussi raffiné pour les Français que repoussant pour les Anglais. Un homme-sandwich eut-il disparu dans le manoir des Grumble que les soupçons se seraient naturellement portés sur un cuisinier anglo-saxon. Aussi est-il évident que l’on ne retrouvera jamais cet homme-batracien, dont les jambes sont le plus vraisemblablement déjà panées, aillées et recouvertes de persillade. La technique est redoutable : faire disparaître un corps en le faisant sournoisement ingérer à quelque gastronome inconscient de son méfait. Cela me rappelle d’ailleurs une enquête de l’inspecteur Bourresifflet, « La pièce de mouton », mise en scène par Rodez-Limpeau. L’arme du crime n’était autre qu’un solide gigot congelé, utilisée pour estourbir la victime avant d’être cuisinée et servie à l’inspecteur en personne… Le rot de satisfaction final que lâchait Bourresifflet avant que le rideau tombe reste encore dans toutes les oreilles !<br /> <br /> A noter : Une rumeur insistante raconte qu’une enquête menée conjointement par Poivrot et Bourresifflet serait en préparation. Puissent les dieux du théâtre nous ouïr : voir ces deux géants de la littérature policière évoluer ensemble sur scène ferait assurément des étincelles…
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G
Beau parallèle entre deux méthodes d'enquête radicalement différentes.<br /> De beaux mouvements, de belles envolées. Des souvenirs parfois comme la célèbre "Pièce de mouton". Du bonheur, de l'enthousiasme, rythmé par le balancement des aiguilles de cristal du sapin spiritueux. Encore bravo.
P
Cher Georgie,<br /> <br /> Comme l’indique le titre, ainsi que mon camarade de jeu Jérôme Pitriol, l’eau est ici un élément prépondérant, le fil conducteur d’une pièce hydrophile. Sa présence abonde sous des formes variant selon le lieu. Pièce hydrophile, et hydrocéphale, donc, l’excès d’eau compensant les dérives alcoolisées de Poivrot (voir Baudelaire et son traité sur l’alcool).<br /> <br /> De répliques en répliques on assiste ainsi à une liquéfaction du sens. A un engorgement lexical (étang, homme-grenouille…) : imprégnation aqueuse de notre espace de lecture, des corps (ces derniers tombant ou se noyant). L’eau entre et sort par tous les pores du corps-texte. Le sens fuit. D’où que l’enquête tâtonne. Se délite. Un meurtre a-t-il eu lieu ? Pour autant, point de corps ni de cadavre. Si ce n’est un corps d’eau dans un étang… un homme-grenouille…<br /> <br /> En réalité se joue entre les lignes d’eau successives une autre énigme ayant pour enjeu non pas la quête d’un hypothétique corps, mais celle du sens, de son cadavre-homme-grenouille. Poivrot est hydrophobe comme le sont les membranes desséchées de ses cellules nerveuses. Pas alcoolophobe. L’alcool provoque l’ivresse nécessaire au décrochage, modifie le rapport au réel, invite à la fuite. Fuite de sens, donc, fuite des corps, de la conscience – conscience fuitant par un étrange phénomène d’osmose à travers l’interface poreuse qui unit au réel pour s’y dissoudre et s’y évanouir…<br /> <br /> Aussi, le rideau tombe-t-il alors qu’une autre piste, une autre voie d’eau (l’eau est source de vie), sous l’effet d’un nouvel engorgement quasi maïeutique dans la mesure où il donne naissance à..., s’ouvre. Le manoir devient lieu de fuite (hypertonique) et de perdition, de débauches… La vie y côtoie la mort, Eros et Thanatos s’y livrent un combat épique qui donne parfois la nausée. On est tout proche du sublime. L’air de rien. Très éloigné d’une comédie de bas étage. En atteste la dernière réplique pleine de bon sens de Lady Grumble, qui n’est pas sans rappeler celle, très profonde, d’une autre Lady (Gaga, pour ne pas la nommer !) : « les pops stars ne devraient pas manger !<br /> <br /> Bon réveillon à tous!
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G
Une belle analyse. Une magnifique analyse. Sublime et percutante. Votre talent me laisse sans voix. Quel bonheur pour moi d'avoir des commentateurs de votre trempe. Merci, bravo et meilleurs vœux également.
J
Autant je comprend que Lady Grumble puisse s'inquiéter à propos de la mort de son homme-grenouille avant même d'avoir retrouvé le corps, autant je ne vois pas comment on pourrait conclure avec certitude que l'assassin est un cuisinier français. Ce qui me paraît en revanche indubitable, c'est l'hydrophobie du bien nommé Angoulot, qui prête bien maladroitement ici son travers à son personnage principal. Il n'est que de se souvenir de sa "Pièce de Monet", où son horreur de l'eau prenait corps dans un cauchemar peuplé de nénuphars sourds qui étendaient leurs vaseuses ramifications jusqu'à des profondeurs insondables.
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G
Bien vu mon cher Jérôme. Cette francophobie britannique est intolérable sur un site un tant soit peu patriotique, comme celui-ci. Angoulot est effectivement en mal de sécheresse et préfère passer son temps en haute montagne plutôt qu'en bord de mer. Je vous remercie pour ce commentaire-aquarium qui donnera bien du fil à retordre à nos lecteurs.