La pièce à conviction
Une comédie en deux actes de Poufetuppe.
Avec, par ordre d’entrée en scène des personnages :
- Le gros genou
- Le genou cagneux
- La vieille aubergiste
- Le président du tribunal
- La foule
- Un homme
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Acte I, scène 1
Le décor représente un caboulot, au fond d’une ruelle borgne. Sans peur du cliché, deux genoux peu reluisants, un gros plein de soupe et un maigrichon très sec, tiennent des propos abjects, tout en s’empiffrant d’un infâme brouet et en se gobergeant de vin frelaté. Une vieille aubergiste traverse la scène à grandes enjambées, et l’on voit nettement que sa jupe est agitée de soubresauts bizarres, comme si elle retenait un animal prisonnier.
La vieille aubergiste (avec un regard terriblement vicieux) ― Qu’est-ce que vous fichez encore là, mes gros cochons ? Vous n’avez pas encore fini ? Moi, je ferme. Faudrait voir à ne pas traînasser, hein ? Bouffez et déguerpissez avant que je vienne vous tirer les oreilles !
Elle se pourlèche les babines.
Le gros genou (éructant) ― Holà, la mère Josiane, y a pas le feu ! Te v’là bien teigneuse à cette heure, hé hé, c’est-y que tu vas retrouver un galant ? On a payé notre écot, que j’sache ! Et puis on n’a pas d’oreilles, pas vrai, cagneux ?
Le genou cagneux (déglutissant) ― Glups !
La vieille aubergiste (en s’ébrouant comme une oie) ― À moins que… je puisse un peu m’asseoir… sur vous ?
Le genou cagneux (sentencieux) ― Ventre affamé…
Le gros genou (s’adressant soudain au genou cagneux, d’une voix pleine de suspicion) ― Ah ouais, tiens, à propos, qu’est-ce que c’est que ce hibou mort que tu nous as ramené ?
Le genou cagneux (d’une voix crapuleuse) ― T’occupe pas de ça, pauvre crétin ! Si jamais on te le demande…
Acte I, scène 2
Même décor, mais encore plus crasseux si possible, à cause du sang du genou cagneux. Une odeur épouvantable se répand dans tout le théâtre.
La vieille aubergiste (roulant les yeux et les bras au ciel) ― Mais, gros cochon, t’es devenu complètement fou ?
Le gros genou ― Boufre ! Je veux essayer de changer, mère Josiane. D’être différent. D’être quelqu’un d’autre.
La vieille aubergiste ― Ah ben pour ça, du changement y en a eu. Bravo !
Le gros genou ― J’pense qu’on peut prendre son destin en main et l’regarder, bien droit dans les yeux. Face contre face.
La vieille aubergiste ― Bien sûr qu’on peut faire ça, mon cochon. Mais enfin, tu ne veux plus être un gros genou ?
Le gros genou ― Non. J’me suis trop longtemps réfugié dans l’champagne de mes nuits blanches.
La vieille aubergiste ― Et maintenant t’as plus envie ?
Le gros genou ― Pis que cela, mère Josiane, ça m’fait horreur !
La vieille aubergiste ― Bon diou, ça n’a pourtant pas l’air si terrible.
Le gros genou ― Qu’en sais-tu ? T’as déjà couru la ville, de bar en bar, rempli d’un espoir fou ?
La vieille aubergiste ― Quel espoir, donc ?
Le gros genou ― Celui d’une rencontre, tiens. Une belle et merveilleuse rencontre.
La vieille aubergiste ― Un jour mon prince viendra…
Le gros genou ― Ouais, sauf que l’prince c’est moi. Et j’te jure que c’est pas toujours facile.
La vieille aubergiste ― Ça, je veux bien croire.
Le gros genou ― Pour nous les genoux, il vaut mieux mourir debout, la mère !
La vieille aubergiste ― Mieux vaut ne pas mourir du tout, plutôt ! Et d’ailleurs, en parlant de mourir, pourquoi c’est-y que t’as tué l’aut’ grand flandrin, là ?
Le gros genou ― T’occupe pas, vieille obsédée ! Si jamais on te le demande…
Entracte.
Acte II, scène 1
La scène représente solennellement un de ces bons vieux tribunaux de style 1793, où, semblables à de nouveaux Fouquier-Tinville, siègent plusieurs magistrats. Sur sa chaise, la vieille aubergiste se tortille de façon disgracieuse, il est clair qu’elle dissimule un hibou sous sa cotte.
Le président du tribunal (lisant la sentence) ― En vertu de quoi, la Cour reconnaît la citoyenne Josiane Bouchiasse, tenancière de la Taverne de la charogne, coupable de meurtre avec préméditation sur la personne du sieur Philibert, dit « le gros genou », et la condamne, en conséquence, à être lapidée en place publique, à coups de hiboux !
La vieille aubergiste ― C’est une fausseté, gros cochon ! Une erreur judiciaire ! J’suis innocente ! Ouais, innocente. C’est une affreuse méprise ! Cette crapule de Philibert, heu… non j’veux dire : j’le connaissais même pas ce gros lard-là, j’l’avais même jamais vu ! Il s’est fait péter lui-même la bouture, c’te racaille. Il est crevé d’une… d’une indigestion !
Le président du tribunal (ironique) ― D’une indigestion, vraiment ? Soi-disant parce qu’il avait mangé un hibou moisi, c’est ça ? Comme vous persistez sottement à le prétendre dans votre déposition ridicule ? Sachez que c’est une insulte à la Cour. Mais les jurés ne sont pas dupes, espèce de vieille chouette !
La vieille aubergiste ― Non, non, c’est faux ! Gros cochon ! Vous mentez ! Les jurés sont dupes !
Un sexe en forme de hibou sort brutalement de sous sa robe, elle l’assomme d’un coup de poêlon.
Acte II, scène 2
La scène représente la place publique. Justice est faite ! Josiane Bouchiasse gît sous un amas de hiboux. On voit ses pieds qui dépassent.
La foule (en colère) ― Cette pièce n’est absolument pas aussi convaincante que nous le promettait son titre ! Nous vengerons Josiane !
Un homme (vêtu à la royale) ― Et pourtant, braves gens, calmez-vous. Car en dépit de votre noble et légitime courroux, il est un fait avéré que les hiboux, à l’instar des poux et des cailloux, prennent toujours un « x » au pluriel.
RIDEAU
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La critique de Jules Cuit
En dépit du côté fort pittoresque de la conjoncture et du patois savoureux des protagonistes, il s’agit bien d’une pièce de cinglés. Et certainement pas (quoi que puisse en penser une bonne partie de mes confrères), de la meilleure pièce qu’ait écrite Miguel Poufetuppe. Tant s’en faut.
Lui d’habitude si délicat nous avait quand même habitués à beaucoup plus de rebondissements imprévus. On lui reprochera notamment des longueurs patentes dans les répliques du genou cagneux, et puis surtout le coup du hibou, rebattu mille fois, qui est, de toute évidence, complètement téléphoné.
Voilà un comique de situation tellement ressassé que notre déception s’en trouve augmentée d’autant qu’on devine absolument tout à l’avance !
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Et vous, que pensez-vous de cette pièce ?
Le fait qu’elle ait été jouée dans un ancien abattoir a-t-il son importance ?
Combien de hiboux ont-été utilisés pour la dernière scène ?
Et pourquoi n’y voit-on pas plus de choux, de bijoux et de joujoux ?
Nous attendons vos opinions tranchées en commentaires !