La petite pièce

Publié le

Sketch de Tourdi.

Avec, par ordre d’entrée en scène des personnages :
- Elle
- Lui

*

Lui ― Coucou chérie, c’est moi ! Est-ce que le dîner est prêt ? Parce que maintenant les Hobureau vont arriver d’une minute à l’autre…
Elle ― Oh mon dieu !
Lui ― Qu’y a-t-il ?
Elle ― J’avais complètement oublié que les Hobureau venaient aujourd’hui, j’ai invité d’autres personnes.
Lui ― Comment ça, tu avais oublié ?
Elle ― Note que, heu… Peut-être qu’ils s’entendront bien…
Lui ― Oh, je ne sais pas, tout dépend de qui il s’agit. Tu sais comme Charles Hobureau est vieille France, pudibond et collet monté… Qui as-tu invité ?
Elle ― Chéri, je voulais te faire une surprise et…
Lui ― Chérie, QUI as-tu invité ?
Elle ― Eh bien, j’ai tout simplement invité nos vieux amis les Dubidet.
Lui ― Oh non ! Pas les Dubidet !
Elle (étonnée) ― Mais pourquoi ?
Lui ― Pourquoi ? Mais parce qu’Adolphe est au chômage depuis trente-cinq ans et que sa femme est une prostituée notoire, voilà pourquoi !
Elle ― Et alors ?
Lui ― Comment ça : « et alors » ? Tu oublies peut-être que Charles Hobureau est le Président-Directeur Général de la boîte ?
Elle ― Oui… Heu… Non.
Lui ― Et que c’est ma carrière que je joue dans ce dîner ?
Elle ― Oui… Heu, tu sais mon chéri, j’ai aussi invité ma copine Josée…
Lui ― Qui ? Josée Salchiotte ?
Elle ― Oui…
Lui ― Mais ma chérie, tu as perdu la tête ou quoi ? Cette camée, ici…
Elle ― Elle m’a promis qu’elle ne se droguerait pas !
Lui ― Oui, c’est ça ! Elle va boire, alors. Et c’est encore pire ! Quand elle a bu, elle est d’un vulgaire !

Elle (vexée) ― Et aussi ton meilleur pote Jules Trouduquin !
Lui ― Jules est sorti de prison ? Comment est-ce possible ? Il en avait pris pour dix ans ?
Elle ― Il bénéficie d’un congé pénitentiaire.
Lui ― Mais enfin ma chérie, tu crois vraiment que de telles fréquentations vont plaire à mon patron ?
Elle ― Ah là, effectivement… Il risque d’y avoir un peu d’eau dans le gaz !
Lui ― Un peu d’… ? Et en plus, écoute, franchement tous nos amis ont des noms horribles…
Elle ― Quand on s’appelle Roger Vôme, on ferait peut-être mieux de ne pas la ramener, tu ne crois pas ?
Lui ― Oui, oh, ça va, hein ? Tu ne vas pas recommencer avec ça ? Bon ! Et qu’est-ce que tu leur as préparé à dîner ?
Elle ― Un soufflé aux sangsues !
Lui ― Un soufflé aux sangsues ? Bêêêêrk !
Elle ― Quoi, bêêrk ? Qu’est-ce qu’il y a encore qui ne te plaît pas ?
Lui ― Tu sais bien que j’ai horreur du soufflé aux sangsues !
Elle ― Toi peut-être, mais il y en a qui aiment bien ! Mes invités, par exemple, eux au moins ne font pas les petits difficiles.
Lui ― Oui… Mais… Chérie… Et les Hobureau ?
Elle ― Quoi, les Hobureau ? Tu commences à m’embêter avec tes Hobureau !
Lui ― Je veux dire… Et si jamais ils n’aiment pas le soufflé ?
Elle ― Est-ce qu’ils en ont déjà goûté, d’abord, avant de dire ça ?

RIDEAU

*

La critique de Jules Cuit

Est-ce à cause des nombreuses plaisanteries que l’on fit sur son nom de famille ? Le fait est là, ce petit sketch de René Tourdi joue immanquablement sur les patronymes bouffons et malpropres de ses protagonistes.
Le soufflé aux sangsues ajoute une note un peu potache, mais il est bon de rappeler que cette pièce a été écrite alors que Tourdi effectuait son service militaire.
Une comédie bien enlevée par Berthe Planche et Marcel Époive, qui ont une façon de se renvoyer la réplique digne d’une finale de tennis.

*

Et vous, que pensez-vous de ce sketch ?

Est-il finalement plus profond qu’il n’y paraît ?
Avez-vous une bonne recette de soufflé aux sangsues à nous conseiller ?
Et êtes-vous pour ou contre le service militaire ?

Nous attendons vos opinions tranchées en commentaires !

Commenter cet article

J
L’œuvre est plaisante, à première vue. Bien rythmée, elle offre aux acteurs, comme l’a souligné Jules Cuit avec son habituelle pertinence, une belle partie de ping-pong. Mais quand même, je trouve les critiques précédentes bien indulgentes quant à son caractère rétrograde. On sent bien que l’auteur, pourtant, est absolument ignorant en matière de condition féminine. On peut même se demander s’il a seulement connaissance de la notion. Lui est étranger, en particulier, le droit de la femme à envoyer l’homme se faire cuire un œuf lorsque le menu n’est pas à son goût. Lui est inconnu, plus encore, le désir de madame de rendre monsieur meilleur, en lui enseignant par exemple quelques rudiments en arts culinaires, afin qu’il dépasse, à l’occasion, le stade du service de l’anisette à l’apéritif.<br /> À propos, quelqu’un pourrait-il m’indiquer comment joindre monsieur Tourdi ? J’aimerais en effet lui demander sa recette du soufflé aux sangsues. Non pas par gourmandise, ni même par curiosité, je le confesse, mais tout simplement parce que je prépare un livre de recettes de cuisine exotique. J’ai longtemps hésité entre ce projet et un roman d’aventure, les deux genres requérant, comme vous le savez, une solide imagination. Et j’ai fini par me décider tout récemment en faveur du livre de recettes, car il exige de surcroît d’être solidement structuré, ce qui s’accorde mieux à mon esprit logique et rigoureux. Une bonne idée, n’est-ce pas ?
Répondre
B
Ce sketch, écrit par un René Tourdi alors soldat de deuxième classe (il était musicien pour l’armée de terre, en charge de cet instrument presque anonyme qu’est le triangle), est une variation jubilatoire du théâtre que l’on appelle « de boulevard ». Notre jeune dramaturge, dans son treillis de simple militaire du rang, prit ainsi un plaisir manifeste à utiliser tous les codes du boulevard pour mieux les tordre, de manière aussi isocèle que son instrument idiophone. Tout y est : le mari qui rentre du travail en s’annonçant par un « Coucou chérie », puis demande à sa femme si le dîner est prêt – question résolument bourgeoise et boulevardière. La femme interloquée qui a oublié une invitation, les quiproquos, puis la surprise qu’elle veut faire à son époux. Les dialogues badins et alertes, laissés en suspension, les mines interloquées, les incompréhensions… Mais rapidement cette petite mascarade s’efface au profit d’une réalité tout autre, et des patronymes aussi gras qu’un champ de bataille au mois de novembre commencent à pleuvoir tous azimuts. Cet échange verbal, où les deux protagonistes échangent les balles, en est au tie-break ; les nœuds ne vont pas tarder à se défaire. Le génie de Tourdi tient bien évidemment dans la suggestion : l’on se plaît à imaginer cet hétéroclite dîner à venir, chacun y dressant sa propre fin sur la table de ses envies. Le soufflé aux sangsues, surréaliste à part peut-être pour un habitant des Carpates, symbolise selon moi un anticonformisme que la bourgeoisie exècre, et auquel elle va néanmoins être confrontée. C’est ainsi un entartage en bonne et due forme adressé au théâtre de boulevard (qui a dit « Glop glop » ?), univers qui n’hésite pas à tirer sur les grosses ficelles des effets faciles pour plaire à moindre frais mais à tout prix. Cette « Petite pièce » est en somme la monnaie de la pièce rendue au théâtre de boulevard, mais également un hommage irrévérencieux et une passerelle entre ce dernier et le théâtre expérimental qui, lui non plus, n’est pas exempt de tout reproche.<br /> <br /> A noter : René Tourdi acheva son service militaire avec le grade de première classe. Rendu à la vie civile, il continua un temps de jouer du triangle, puis se mit aux cymbales, pour le plus grand malheur auditif de ses voisins.
Répondre
P
Georgie,<br /> <br /> « Elle » est un magazine créé en 1945 (année du droit de vote accordé aux femmes). Ses auteurs : une certaine Hélène Gordon (née en Russie, fuira la révolution d’octobre pour s’installer en France) et Marcelle Auclair. Toutes deux sont d’éminentes lettrées. La devise du magazine est : « Du sérieux dans la frivolité, de l’ironie dans le grave ! ». <br /> « Lui » n’entre en scène que plus tard (1963). Magazine de charme, il est créé par Filipacchi (également collectionneur d’art surréaliste, passionné de jazz et de photographie). D’illustres femmes y poseront : Ursula Andrew, Jane Fonda pour ne citer qu’elles. Truffaut y tiendra une rubrique cinéma, Vian y publiera quelques textes…<br /> <br /> Mais « Lui et Elle », c’est aussi un roman de Marc Lévy (personnellement pas lu) où il est question de sites de rencontres…<br /> C’est enfin un texte de Georges Sand racontant son histoire et celle de Musset…<br /> … et surtout donc une pièce de Tourdi !<br /> <br /> « Sexiste » ? Oh que non ! Certes, « Lui » semble avoir le « beau rôle », celui du type sympa, un côté infatué peut-être ?, un Charles Bovary dans l’âme ? (l’importance du nom, ici, sur laquelle je reviendrai… Bovary = Bovin !), quand « Elle », manifestement, incarne celui apparemment moins enviable d’empêcheur de tourner en rond.<br /> <br /> Avec « Elle » faites vos jeux, rien ne va plus. La mise n’est plus possible. Avec « Elle » le monde s’élargit soudain hors les lieux communs, ces lieux où tout s’est déjà vu et dit. Y entrent la prostituée, le délinquant, le camé, l’homosexuel… du côté du stupide hobereau (hobureau) aux valeurs désuètes et poussiéreuses. Y entrent les Salchiot, les Dubidet, les Trouduquin, ceux aux noms infernaux : des sales noms, des noms qui font sens… qui font « mal » (ça la fout mal) rien qu’à les entendre prononcer.<br /> Lui qui « routine », donc, quand « Elle » rebat les cartes et les redistribue, relativise (la sang-sue, symbole d’instatiabilité et d’avarice, est aussi guérisseuse) les notions de bien et de mal… de laid et de beau… <br /> <br /> Ne confond pas le « nom » et la personne…
Répondre
G
cher Philippe,<br /> Franck m'écrivait dernièrement : "j'ai hâte de voir les réactions alors que le texte semble plutôt aride en analyses possibles..."<br /> Vous vous en sortez haut la main.<br /> Bravo et merci pour ce commentaire avisé.