La pièce d’or
Comédie en deux actes de Luttu.
Avec, par ordre d’entrée en scène des personnages :
- La chorale des veaux marins
- Georges, le griffon
- Monty
- Godet, le monte-en-l’air
*
Acte I
La scène représente la Place du Tertre à Montmartre, aux terrasses gaies et animées. Une chorale de veaux marins chante gravement en frappant rythmiquement et alternativement leurs fesses et leur tête.
La chorale des veaux marins (chantant) ― ♪ Plaise-t-au Bon Dieu,
Nous sommes dévots.
Nous frappons notre croupe. ♫
Georges, le griffon ― Je me demande bien ce que ma tortue va devenir à présent.
Monty (dédaigneux) ― Tu es si pressé de le savoir ?
Georges, le griffon ― Te rappelles-tu ce petit cercle blanc qu’elle avait autour des yeux ?
Monty ― Oui, Georges, je me souviens.
Georges, le griffon ― Et ses écailles ? Te rappelles-tu leur doux éclat ?
Monty ― Arrête Georges, je lis en toi comme dans un livre ouvert. Je vois très bien tes espérances dérisoires.
Georges, le griffon ― Et sa course sur le sable fin de nos vacances ?
Dans un coin de la scène, Godet, le monte-en-l’air est dissimulé dans une poubelle dont il soulève légèrement le couvercle : on voit briller ses yeux dans l’obscurité. Il prend subitement la parole. Les deux autres feignent de ne rien entendre.
Godet, le monte-en-l’air (sinistre) ― Ces pauvres petits pedzouilles vont me le payer cher.
Monty (énervé) ― Oh, bon sang, tu ne penseras donc jamais qu’aux tortues ? Eh bien zut, la tienne était vieille, Georges, très vieille.
Georges, le griffon ― Mais enfin, tu sais bien qu’elles vivent très longtemps.
Monty ― Oui.
Georges, le griffon ― Bien plus longtemps que nous, d’ailleurs.
Monty ― Justement, tu trouves ça normal, toi ?
Georges, le griffon ― Mais ce n’est pas sa faute.
Monty ― D’ailleurs, elle doit avoir connu d’autres hommes, forcément.
Georges, le griffon ― Oui, je sais. Mais était-ce une bonne raison pour l’abandonner ? Comment va-t-elle se débrouiller à présent ? Elle qui avait toujours vécu de ses charmes ?
Monty (consolateur) ― Mais c’est le lot de toutes les tortues, Georges. Tu ne peux rien y faire. C’est comme ça.
Godet, le monte-en-l’air (inquiétant) ― Ces deux petites frappes vont comprendre leur douleur.
La chorale des veaux marins (chantant plus fort) ― ♪ Plaise-t-au Bon Dieu,
Nous sommes dévots
Nous tendons notre coupe. ♫
Entracte.
Acte II, scène 1
Le décor est identique à la scène précédente.
La chorale des veaux marins (chantant de plus en plus fort) ― ♪ Plaise-t-au Bon Dieu,
Nous sommes dévots
Nous buvons notre soupe. ♫
Monty ― Tu devrais essayer d’oublier tout ça, Georges. Tu te fais du mal. En plus, tu n’arrêtes pas de froncer les sourcils comme s’il s’agissait d’accents circonflexes. Cela ne te donne pas un air très intelligent, tu peux me croire !
Georges, le griffon ― Elle est morte, Monty. Morte ! Il paraît qu’ils en ont fait de la soupe ! Tu comprends ça ? C’est ma faute… jamais je n’aurais dû l’abandonner.
Monty (complètement chevalin) ― Parce que si tu avais été là, tu crois que ça aurait gêné cette bande de veaux, peut-être ? Non, Georges, réfléchis, tu sais bien qu’ils l’auraient mangée quoi qu’il arrive.
Acte II, scène 2
La chorale des veaux marins (chantant à tue-tête) ― ♪ Plaise-t-au Bon Dieu,
Nous sommes dévots,
Avec le vent en poupe ! ♫
Godet, le monte-en-l’air ― Ces deux petites pourritures vont en recevoir, vous pouvez me faire confiance. Leur sale tête va brûler dans les forges de Vulcain !
Georges, le griffon ― Ces veaux marins ! Un jour, je leur montrerai de quel bois je me chauffe !
Monty ― Allons, il faut savoir pardonner, Georges. Toi tu étais toujours là, occupé à griffonner. Tout n’est pas si simple dans la vie.
Georges, le griffon ― Tu crois ? Mais c’est ma nature de griffonner. Il n’y a que comme cela que je suis heureux.
Monty ― Mais bien sûr. Seulement voilà, il y a un temps pour tout. Un temps pour les tortues un temps pour la soupe.
Georges, le griffon ― Salauds, va !
Monty (souriant) ― Bon, écoute-moi bien Georges, à présent je voudrais que tu sèches tes larmes et que nous allions prendre un verre dans un bar à putes. Tu veux bien ?
Georges, le griffon ― Non, Monty. Tout cela ne me dit rien. J’ai l’impression d’avoir tout perdu.
Monty ― Tu délires, Georges, il te reste encore tant de choses à accomplir.
Georges, le griffon ― Oui, je sais. Mais sans elle, j’ai comme l’impression que je n’arriverai plus à la grandeur.
Monty ― Sornettes !
Georges, le griffon ― Oh, là ! Regarde ! (Il montre le bout du chemin, dans les coulisses.) La voilà, Monty, la voilà ! Regarde, comme elle court vers moi.
Monty (un peu inquiet) ― Ce n’est pas possible. Et la soupe ?
Georges, le griffon (au comble de la joie) ― Je me moque de la soupe, Monty !
Monty ― C’est peut-être une autre ?
Georges, le griffon ― Non, non, c’est bien elle, j’en suis sûr. Je reconnaîtrais son sourire et son insouciance entre mille ! Elle seule a toujours su me rassurer, donner un sens à ma vie. Les beaux jours sont revenus, Monty.
Monty ― Eh bien. Je n’ose y croire.
Georges, le griffon ― Et pourtant, c’est vrai ! Ah, ma chère tortue…
Il se précipite dans les coulisses au-devant de sa tortue.
RIDEAU
*
La critique de Jules Cuit
En dépit de sa prestigieuse distribution, et n’en déplaise aux exégètes d’Arthur Luttu, cette pièce prend bel et bien place parmi ses « œuvres de jeunesse ».
Le sort des vieilles tortues dédaignées par leur protecteur n’est pas neuf, il suffit de repenser à tout le théâtre de la fin du XIXe siècle.
Cette pièce était une des préférées de son auteur qui, lorsqu’on l’interrogeait, prétendait avoir été inspiré par sa muse.
Berthe Planche nous joue ici une tortue impeccable et Marcel Epoive campe un Godet inquiétant à souhait.
*
Et vous, que pensez-vous de cette pièce ?
Quel sens donner à ces différentes scènes étonnamment complexes ?
Avez-vous apprécié le costume de Georges, le griffon ?
Pouvez-vous citer trois pièces de théâtre ayant pour sujet les tortues ?
Nous attendons vos opinions tranchées en commentaires !