Les acquiescements de l’adjudant Mumble
Drame en un acte de Sesbois.
Avec, par ordre hiérarchique :
- Le commandant d’Amacuir
- L’adjudant Mumble
- Le sergent Jaculier
- Le caporal Higgins
- Le chef Duckson
- Le soldat Trouffiot
*
La guerre faisait rage. Dans un petit bunker jaune canari, le commandant d’Amacuir exposait ses idées.
Le commandant d’Amacuir — Gentlemen, cette guerre sera terriblement cruelle et nous réclamera son lot de victimes, mais n’oublions jamais que nous nous sacrifions pour défendre les voleurs… Excusez-moi : les valeurs de notre nation.
Bongs !
Le commandant d’Amacuir (poursuivant) — La guerre est une chose, mais elle n’exclut pas l’hygiène et la propreté. Notre brave soldat Trouffiot me prie instamment de vous rappeler à tous de vous déchausser à l’entrée du bunker et de déposer vos bottines à gauche du paillasson. Quiconque y surseoira sera de corvée de vaisselle. Il me semble qu’un tel argument portera ses fruits.
Bongs !
Le commandant d’Amacuir — Je précise toutefois que cette mesure ne s’applique ni aux officiers, ni aux sous-officiers.
Trois hourras enthousiastes éclatent.
Bongs !
Le commandant d’Amacuir — Dans mon unité, je veux un ramassis de spécialistes. Pas de place pour les rires et les chansons. Pas question de rester dans sa chaise haute à brailler : « J’ai le cul plein de merde ! ». Il faut lifter et trouer le filet. Je crois que tout le monde sera d’accord sur ce point, n’est-ce pas ?
Bongs !
Le commandant d’Amacuir — À mon signal, nous resterons tous dans ce bunker jusqu’à ce que ces lécheurs de mites soient dans notre ligne de mire.
Bongs !
Le commandant d’Amacuir — Caporal Higgins !
Le caporal Higgins — Oui, mon commandant ?
Le commandant d’Amacuir — Les petites tentures qui bordent les meurtrières ne sont pas correctement repassées.
Le caporal Higgins — Mais mon comm…
Le commandant d’Amacuir — Pas d’atermoiements, Higgins ! Nous sommes probablement ici pour un bon bout de temps. Les choses doivent être impeccables.
Bongs !
Le commandant d’Amacuir — Soldat Trouffiot !
Le soldat Trouffiot — Oui, mon commandant ?
Le commandant d’Amacuir — Le thé de ce midi était infâme.
Bongs !
Le commandant d’Amacuir — Je veux désormais de l’English Breakfast en infusette car il est bien meilleur.
Bongs !
Le soldat Trouffiot — Bien, mon commandant.
Le commandant d’Amacuir — Il y a une petite supérette derrière les lignes ennemies, vous veillerez au ravitaillement. Le sergent Jaculier vous en dressera la liste. Personnellement, je pense qu’il nous faudrait du cirage.
Le soldat Trouffiot — Oui, mon commandant.
Le caporal Higgins — Et de l’eau déminéralisée.
Le commandant d’Amacuir — J’ai une vision personnelle de cette guerre. Ces suceurs de poules moites sont persuadés que nous sommes leurs adversaires. Mais il ne faut pas être très malin pour s’apercevoir que ce sont eux qui sont nos adversaires !
Bongs !
Le commandant d’Amacuir — Que dit la météo, monsieur Higgins ?
Le caporal Higgins — On annonce des averses à caractère orageux, mon commandant.
Le commandant d’Amacuir — Cent contre un que ces renifleurs d’anis n’auront pas l’audace de nous attaquer pendant qu’il pleut !
Bongs !
Le commandant d’Amacuir — Sergent Jaculier, de combien de parapluies disposons-nous ?
Le sergent Jaculier — Aucun, mon commandant.
Le commandant d’Amacuir — Zut, nous aurions pu lancer une offensive. Enfin, tant pis ! Parlons plutôt du repas du soir. Que nous proposez-vous cette fois, chef Duckson ?
Le chef Duckson — Eh bien, un menu viril, mon commandant : potage à la tortue avec des huîtres décortiquées, écrevisses à la nage accompagnées de sushis au homard et de toasts au caviar, cailles en sarcophage, sole meunière pour meuniers en aumônière, et pour terminer une omelette norvégienne sauce samouraï.
Le commandant d’Amacuir — Voilà qui est loin d’être un menu pour freluquets, chef Duckson ! Je vous félicite. Rien d’autre à signaler ?
Le chef Duckson — Si, mon commandant, il y a un nid de fourmis dans la cantine.
Le commandant d’Amacuir — Sergent Jaculier, veuillez rajouter un spray anti-fourmis sur la liste de nos futurs achats.
Bongs !
Le sergent Jaculier — Oui, mon commandant.
Le caporal Higgins — Et de l’eau déminéralisée.
Le commandant d’Amacuir — Il faudra également penser à évacuer l’adjudant Mumble vers l’arrière, son faciès tuméfié envoie une mauvaise image aux troupes.
Le sergent Jaculier — Oui, mon commandant.
RIDEAU
*
La critique de Jules Cuit
Considérée unanimement comme son chef-d’œuvre, cette pièce du dramaturge Prosper Sesbois, écrite peu avant son internement définitif à Charenton, n’est compréhensible que si l’on prend la peine d’en expliquer les détails.
La particularité du personnage de l’adjudant Mumble étant de dodeliner tout le temps du chef, cela incitait tout un chacun à penser qu’il était invariablement d’accord avec tout le monde. Pour marquer le distinguo entre cette fâcheuse habitude et une réelle volonté d’acquiescer, il opinait d’un geste très large et très rapide, en projetant sa tête vers le sol. Un peu comme un dindon picore un grain.
Lors de la première, l’acteur Eustache Demer, qui incarnait le rôle, heurtait le bureau de sa tête avec tout l’enthousiasme d’un jeune comédien à qui l’on donnait sa première chance.
*
Et vous, que pensez-vous de cette pièce ?
Est-ce vraiment le chef-d’œuvre de Prosper Sesbois ?
Pourquoi diable l’a-t-on fait interner ?
Et est-ce que quelqu’un a des nouvelles d’Eustache Demer ?
Nous attendons vos opinions tranchées en commentaires !