« Faust », râle sans fin
Faust est un film d’Alexandre Nikolaïevitch Sokourov, réalisateur russe, auteur notamment de Mère et fils, Moloch, Père, fils, Le Soleil, Alexandra. Il remporte le Lion d’or à la Mostra de Venise 2011 avec ce film admirablement interprété par Johannes Zeiler, Georg Friedrich et Hanna Schygulla (qui a notamment tourné avec Fassbinder, Wenders, Ettore Scola, Jean-Luc Godard ou encore Marco Ferreri).
Penseur rebelle, le docteur Heinrich Faust est tourmenté par ses penchants pour la luxure, la cupidité et sa nature instinctive.
Au XIXe siècle, Heinrich Faust et son disciple Wagner, s’appliquent à rechercher l’âme des hommes en éviscérant leurs cadavres. Bien que chercheur en vue, Faust vit dans une certaine misère matérielle qu’il tente de contourner par des doléances tout aussi variées que vouées à l’échec.
Il se tourne vers Mauricius, un usurier mortifère et souffreteux, incarnation du Diable. Conduit dans un repaire de lavandières, il rencontre l’une d’entre elles, Margarete. Il n’a pas l’argent, alors il n’est pas le Diable.
Que souhaiterait-il du Diable ?
Deux choses : se débarrasser du monde entier. Et voir plus souvent cet être étrange. Comment, si le monde disparaît ? Ils resteront quand même sans lui.
Le corps peut partir, il empeste déjà. Avec quoi payer les fossoyeurs ? Raide mort. Rien à faire ? Descendre la table, tout naît et meurt selon la loi, mais sur la vie de l’homme règne une destinée hésitante. Le Dieu qu’ils reconnaissent en leur sein peut profondément émouvoir leur sensibilité, il ne manifeste pourtant aucun pouvoir sur ce qui se meut hors de leurs corps. Que veulent-ils ? Ne plus parler. Faust a faim. Faim.
Il faut couper les jambes d’un nouveau cobaye, voilà une hache. Pas payé pour ça. Il sort. Pour aller où ? Où ça, où ça ? Là-bas ! Il s’agite, tout comme d’habitude, pourquoi gigoter ? Son père, un obscur honnête homme. À quoi ça lui a servi ? On le demande au professeur. Poules, crachats, il lui casse la colonne vertébrale. Il dort mal ? Non, il ne dort plus. Il est prêt à renoncer à tout. Se priver fait tant de bien. Celui qui sait se rationner sait se créer son petit bonheur. Balivernes, il faut travailler. Il ne ressent rien, ni haine, ni joie, il faut juste lui passer le spéculum.
L’âme ? Pourquoi tout compliquer ? Il peut s’en passer. Matière noire, fumeuse, impermanente, sourde. Son marteau tape sur les genoux, et les jambes ruent. C’est ainsi, c’est trop peu pour lui. Alors il part, pas assez d’argent ici pour trouver le sens des choses. Vénus, œuf pondu et avalé par Margarete. Une lavandière éthérée. Un homme bon, si troublé soit-il, demeure toujours conscient du droit chemin. Se priver, il doit se priver. C’est son éternel refrain d’asphyxie. Rien dans les poches, un homme si distingué ? Les gentilshommes sont si distraits. Carrosses, balais, cour purulente, noire et grise comme la mort elle-même. Il a peur d’être en retard sur son destin, devant l’étal du boucher. Dette après dette, il doit tout rectifier.
Tout le monde a faim, le malheur est à craindre. Müller Mauricius est tout ouïe. Il attend ses gages juridiques. Le monde est patent et petit. Les âmes pèsent-elles lourd ? Pas plus qu’une flaque. Les faméliques n’ont pas d’humour, ni le temps pour la métaphysique. Avec la pierre philosophale, il pourrait s’expliquer la valeur des choses, mais sa vie a perdu toute valeur. Et sa fin avec. L’usurier gémit comme un chien battu. Le décor tournoie, combien l’existence peut subitement s’avérer facile. Il y a autre chose que de la pisse d’âne ici ? Il y a du vin pour deux, qui est diplômé en astrologie ? Qui s’y connaît en étoiles ?
Tout le monde parle de la comète avec la queue. Qu’en est-il de cette comète ? Rien. Rien ? Un ballon à gaz. La comète est un ballon à gaz. Fûts de Bourgogne, bougies, pets, quand le ciel pète, les comètes arrivent. « Anna ! Où es-tu grosse cruche ! »
Le Docteur veut partir, qu’indigne donc ce vertueux imaginaire ? Un duel ou la vinasse ! Ça suffit, le vin, c’est le sang de la terre. Tout n’y est que tromperies, mensonges et illusions, un vrai miracle articulé. Et des cruches à toutes les rues. Boire à la santé de Margarete. Des murs, l’écarlate liqueur s’écoule.
Coup de fourchette dans le ventre. Il faut partir, il a besoin d’aide. Internet n’existe pas. Poussières, Heidi, Valentin, Emmerich, des hantises dans la glace. Il peut céder sa vie. La blessure ne sera pas mortelle, il devra signer un document. Plus tard. La famille de la fille est misérable, tout a été mis en gage. Des clowns tristes. Il n’y a personne qu’un courant d’air dans le ciel. Les bois plient sous lui. Elle va périr de chagrin sans avoir goûté la saveur de l’existence. Il faudrait la soutenir, la sauver. On peut les racheter à tout moment, il faut mettre la nappe du côté du vent, elle sèchera plus vite. Les voilà, ce qui n’est pas logique leur semble faux. La pelle, une fourche. La fille sèche le linge familial devant des rondins de bois prêts pour l’hiver.
Il faut agir pour provoquer la jolie chose. C’est étroit chez eux. Quelle odeur prend la misère ! Brasier, se servir, l’or a une autre odeur. Celle d’une crème sucrée, d’un gâteau à la chantilly. Avec des ailes et un scalpel, on peut le trouver ? Une merveille que ces autopsies sans fin. Il veut ravir le monde entier. Cet ensemble de restes d’os.
Une pluie d’or dessus. Zeus et Danaé sont convoqués, rien n’y fait, les choses demeurent énigmatiques, illisibles à tous ces bouffons en quête d’arrière-monde.
Le sac des trésors doit tomber du ciel. Ou de la poche d’une tante. Mais le Diable n’a pas de tante. Dieu non plus. En finir, aller devant. La vie de Valentin fut courte, ils se souviendront d’un garçon droit. Strictement confidentiel. On ne peut maîtriser la masse que par la masse. Il ne maîtrise pas le Diable, faute de confiance en lui. Grand appétit de vie, mais sans force. À quand remonte sa dernière messe ? Margarete s’y rend tous les jours. Lui pense que le monde a faim. Ça monte, ce désir de tout détenir. Près des bûchers, des myrtilles, pour les sorcières, une verveine, du lys, elles se penchent contre les talus et personne ne connaît l’ordre de l’univers. La transformation du métal en or n’y change rien, la pulsion des corps, pourquoi l’on brûle des femmes, il n’a rien rencontré qui explique. Le jour où tous seront brûlés selon leur grade et leur mérite approche. Y penser ne sert à rien, sinon à occuper le vide par une science épinglée d’ambre et de mauve. Faust ne fait que broder son temps désespérément libre, comme eux, pour qui tout n’est que broderies dans ce jardin de plaisances cruelles. Il ne faut pourtant pas plaisanter avec ça. Les foyers de ces relations conjugales tenus par l’argent, la volupté et des loyers modérés. Le cynisme à dénoncer, toujours celui du prochain. Ève et ses serpents impurs, glissades parisiennes, quoi encore, de la fatigue, des ronflements. Comme une porte rabattue sur le pouce droit. Il veut sortir. Ça pue, c’est une femme, un homme, le domaine des besoins. Trop bref ? Il faut sortir de la calèche. L’époux avait laissé une jolie fortune. Les pigeons en cage s’ébrouent. Elle s’est vite consolée. Il y avait les enfants. Une belle bague et le chagrin s’envole. Un ange ou une crapule, le saint patron leur dit amen. Que diront les gens ? L’ombrelle oubliée, cercle des commères, ce qui les pousse n’est que pure volupté, même si drapée de noblesse, la culpabilité adjointe en option boomerang, on vous pousse à la tombe, le temps diminuant. Le convoi mortuaire s’ébroue dans l’étroite ruelle, la mort n’est jamais l’hôte désiré, tout cherche à la repousser, des chevaux aux insectes.
Ce n’est jamais leur crime, mais celui de l’inconnu. Suivre les pas des invalides, cesser toute bêtise, moutonnier, tourner au moulin des hasards, pour de fausses contritions. Quel ennui que tous ces enterrements. Ils ne se connaissaient pas, ou à peine. Un Christ porté en diagonale barre l’horizon. Margarete vêtue d’une toge noire, sa moue est dégoûtée, la veuve n’éprouve aucun deuil. Tout ce qui vient de la terre y retourne, les cendres aux cendres, le silence au silence, une pelle, deux condoléances, retrouvailles, épousailles, dévoration du mirage. Les calèches s’éloignent, bordées par un soleil couché derrière la forêt insensible. C’est l’art de converser qui envoie en Enfer, se dit-il, de la mandragore, une bardane, quelque chose pour faire beau, les civilités attendent. Prendre le petit chemin, qui ne mène nulle part, mais beau. Les gens convenables dorment dans leurs lits respectifs, les corbeaux bouffent dans les restes. Besoin de pain. La fin justifie leur venin, tout se dilate à l’écran, particules de lumière et de cendre confondues, il est d’usage de prier pour le défunt quelques jours après.
La main de l’usurier est transpercée, devant la tombe d’un inconnu, Georg Hatzer. Il a tiré le lit à cause de la lumière. Visage inondé de soleil. Regard translucide. Qui semble ouvrir l’avenir. Où sont passés les tapis persans à 22%, l’horloge de Haendel, les punaises qui grouillent, la foire d’empoigne ? Ferdinand, coche, un Christ. Cinq vases perdus. Et eux, les vendeurs, démasqués tour à tour dans leur ignominie rampante. Ils perdent leur temps à nier. À se contester des bribes de vérité. La viande sèche pend au bout de crochets rouillés, les vaches défilent. Ce ne sont qu’ordures et miroirs. Le temps s’est enfui, ses trésors avec. Escroquerie des présences, pacte de la raison et de l’avide, une signature de sang, et Margarete offerte. Contrat caduc, en verrue de, en vertu de. Il lègue au porteur, lui, Heinrich Faust, son âme, après sa séparation naturelle, il n’a plus d’encre, le Diable lui trouve son sang qui suffira. À la bougie, trouver Margarete, emprunter ce chemin sous terre, sorte d’entrepôt pour âmes lâches. Tout n’y est plus que couvertures sédimentaires. Pensent-ils à se couvrir ? Une tisane ne peut plus rien, ni les bougies, pour réchauffer ce froid d’ailleurs qui emplit ses veines. Les fleurs s’allongent sous le souffle du tunnel. Faust est guidé par le Mal, débouche au lac où s’apprête à se noyer Margarete, ressac bleuâtre, verdâtre, il fait froid, les oiseaux pépient dans leur cage. Pourquoi toute cette confusion ? Qui a fait ça ? Êtres difformes à la fenêtre. Il lape la vulve de Margarete. Les chats tournent autour. L’aiguille de l’horloge est tombée, le courant d’air semble le chasser, il hait les chats rusés et malingres. Camisole ou cuirasse, il faudra choisir, mais il manque de bravoure pour la liberté. Son hésitation presse la mort. À quoi bon fuir ? Ne pas naître est le plus grand bonheur, bien plus grand que celui de mourir. Piètre cavalier qui s’ébroue. Un soldat se doit d’aller vers son vertige, lui ignore tout. Heinrich, dit le puissant rempart, Mauricius, le sombre, renvoient leurs chevaux, se hâtent vers l’escalier qui mène au ciel, où ailleurs, voire nulle part. Pourquoi verser des larmes ? Où sont-ils ?
Très loin et très haut. N’amusant plus personne. Leur respiration devient aisée. Quand le vin est tiré il faut le boire, mais nul ne se veut serviteur de l’autre. Maudites bottes ? Torrent. Rien. À voir par soi-même. Il espère trouver l’univers dans son néant. Oubliés. Esseulés. Logés contre des pierreries. Rien à comprendre que l’éternelle misère de morts plus désirables que les vies antérieures. Dépendances aux mères, caprices des sœurs, haine des frères, vexation par les faits. Tant pis. Ils doivent en ricaner sereinement. Le ciel est mangé par les roches.
Margarete veut-elle être sauvée par quiconque ?
Que veut Faust, un soleil, un homoncule, deux ? Tout demeure trop peu pour lui. Geyser, mirage ? Puits bouillonnant, contrôler les éléments, passer à l’action, morsure. Nul salut. Le silence bouillonne, trou insensé, les décisions ne s’appartiennent plus. Pouvoir, influence, matin, esprit, peuple, tout est bradé, scalpel ou non. Pacte signé avec l’usurier des ombres, qui le tient, là, perdu, son âme, il y a droit. Lapidation, le couvrir de pierres, lui exploser la face, il rit, jouit du massacre. Tireur du dimanche, tireur du dimanche. Qui lui donnera à manger ? Qui le sortira d’ici ? Râle sans fin de jouissance de mort. Fini. Comme si ça n’avait jamais été. Où aller ? Là-bas ! Plus loin.
Thomas Roussot