Chapitre 9 : Un nouveau départ

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Il se réveille sur le plancher poussiéreux de son studio, la bouche pâteuse, nauséeux, désorienté. Des bribes de rêves obscurs occupent encore son esprit. Il a dormi à côté de la fenêtre donnant sur la rue, le soleil caresse son visage ; il se lève et regarde autour de lui. L’odeur nauséabonde a disparu, de même que la vermine répandue et le désordre : son appartement a retrouvé son état normal. Alors, tout était faux ? Il a tout inventé ? Il ne comprend pas. L’homme en blanc était-il réel ? Et le vieillard ? Il regarde l’heure et constate qu’il devrait être sur le chantier depuis trois heures au moins. Il s’en moque. Ce qu’il croit avoir vécu la veille est plus important que tout.
Il décroche le téléphone et compose le numéro du concierge. Une voix rauque lui répond très fort :

— Oui, j’écoute !
— Bonjour, c’est Marc, le locataire du deuxième…
— Ah ! Vous avez eu mon mot ?
— Oui, je voulais vous en parler. Vous aviez écrit quoi dessus ?
— Comment ça, vous ne l’avez pas lu ?
— Si… simple vérification.
— Je vous disais de pas laisser votre porte ouverte à cause des voleurs, ça n’arrive pas qu’aux autres, faut pas croire, moi je peux vous le dire, et puis vous savez si vous portez plainte moi je… 
Marc raccroche, stupéfait. Il se dirige vers la porte d’entrée et décroche le mot resté sur la poignée. Le concierge disait vrai : aucune mention n’est faite à la saleté de son appartement. Mais alors… ?

— Eh ! M’sieur Donatier, ça va ?
Marc revient à lui : le concierge lui fait face, bouille rougeaude sur corps trapu, pas un poil sur le caillou et des yeux qui luisent comme ceux des bêtes affolées. Il est figé sur le pas de sa porte, le mot entre les mains. Comment a-t-il pu imaginer un autre mot, la pourriture mêlée d’insectes de son appartement ? et qu’en est-il du comte et de l’homme qui était assis sur le banc ? Tout lui paraît encore si réel, l’inquiétude, la frayeur, le visage du vieil homme, ses paroles, sa fuite, le parc, cet inconnu, la bière, leur conversation…
— M’sieur Donatier, vous m’entendez ?
— Oui, oui… qu’est-ce qu’il y a ?
— Bah rien, je vous parle et vous me répondez pas, je croyais que vous faisiez une sorte de malaise… Vous êtes sûr que ça va ?  
— Hier soir, vous m’avez vu sortir de l’immeuble ?

— Ah ça oui, vous êtes parti comme un fou, vers les huit heures, huit heures et demie. C’est même pour ça que je suis monté voir ce qui se passait chez vous.
— Qu’avez-vous vu ?
— La porte ouverte.
— Et à l’intérieur, des… des moisissures ?
— Écoutez, je sais bien que les appartements sont pas très reluisants, mais quand même, vous exagérez !
— Rien, pas d’odeur bizarre ?
— Tous les appartements ont une odeur, mais rien de spécial. J’ai juste refermé votre porte et mis le mot pour vous prévenir.
— Merci.
— Bah, de rien. Mais faites attention, des voleurs, y en a toujours, c’est moi qui vous le dis…

Marc referme sèchement la porte et laisse le concierge soliloquer dans le couloir. Une explication, il doit y avoir une explication. Il s’assoit sur une chaise de la cuisine, réfléchit, cherche un indice, le verre utilisé par le vieillard, ne trouve rien, jusqu’à ce que la sonnerie du téléphone fixe le sorte de ses pensées.
— Allô ?
— Salut Marc, c’est Félicien, qu’est-ce qui t’arrive ? Les gars m’ont dit que t’étais pas venu bosser ce matin. T’es malade ?
— Non. Je ne viens pas, c’est tout.
— Tu veux te faire virer ?
— Je démissionne. Jamais plus je ne travaillerai pour des fumiers dans ton genre.
— Quoi ? Qu’est-ce…
Marc a déjà raccroché. Il se sent mieux, se met à rire. Pour la première fois de sa vie, il lui semble être libéré d’un poids. Plus personne ne lui donnera d’ordre. Plus personne ne profitera de lui. Un plaisir et un soulagement immenses l’envahissent…
— Bravo, Marc. Je suis fier de toi.
Il se retourne et voit sur le seuil l’inconnu rencontré dans le parc, ses éternels gants blancs à la main.
— C’est vous !
— Tu as l’air surpris de me voir.
— Non, c’est que…
Marc le regarde plus attentivement : s’il porte les mêmes vêtements immaculés et a les mêmes longs cheveux noirs, il lui semble étrangement plus jeune, plus grand, plus robuste que lors de leur première rencontre. Comme si, à la lueur du jour, il s’agissait d’un homme différent.
— Tu viens de prendre une décision importante, non ? Au téléphone ?
— Oui, c’était mon patron. Ou plutôt mon ex-patron, je ne retournerai plus au travail. Je ne le supportais pas de toute façon.
— Tu as bien raison. Rien ne doit entraver la vie que tu souhaites mener. Nous avions rendez-vous, tu te rappelles ?
— Oui, oui… Ce soir, à minuit ?

— J’ai préféré prendre les devants. Pour m’assurer que tu sois prêt le moment venu.

Une demi-heure plus tard, attablés dans la cuisine, les deux hommes discutent comme s’ils étaient de vieux amis, tous les deux se tutoyant désormais.
Pour y voir plus clair, et comme il ne redoute pas d’être jugé ou de passer pour fou, Marc décide de tout lui raconter : le vieil homme à la canne aperçu dans la ruelle en bas de chez lui, le danger qu’il lui a annoncé, cet être maléfique qui veut sa mort, ses propos décousus l’incitant à quitter la ville, sa fuite irraisonnée, la découverte d’une carte de visite rongée par la vermine évoquant un mystérieux « comte », puis la course qui l’a mené jusque dans le parc où ils se sont rencontrés ; après qu’ils se sont quittés le retour chez lui, la pourriture omniprésente, son malaise et le réveil dans l’appartement propre et ordonné, comme si tout ça n’avait été qu’un cauchemar.
Entre deux gorgées de bière — les deux dernières restant dans le frigo —, l’homme l’écoute, sans rien dire. Quand Marc termine son histoire, il laisse passer un long silence, pour bien peser ses mots.  
— Il y a un élément étrange dans cette histoire. Tu aurais inventé le comte mais pas le fait d’être sorti et d’avoir couru jusqu’au parc, tu aurais bu une bière au café avec moi et imaginé tout le reste ? Ça ne me paraît pas très cohérent. Tu te rappelles le chemin du retour, après avoir quitté le café ?

— Non, pas du tout. C’est confus, je revois notre conversation puis directement après mon appartement infesté de cafards…
— À mon avis, ce n’est ni un rêve, ni une hallucination : soit tout est vrai, soit tout est faux. Et comme ma présence est bien réelle…
— Pour moi, tout était réel. Tu penses que ça s’est passé comme je te l’ai raconté ?
— Il doit bien y avoir une preuve, un élément tangible. La carte de visite du comte, où est-elle passée ?
— Je l’avais mise dans ma poche mais je ne la retrouve plus. J’ai pu la faire tomber en courant entre ici et le parc. Il faudrait chercher…
— Peut-être vaut-il mieux mettre cette histoire de côté pour l’instant. Concentrons-nous sur le présent : tu as quitté ton travail et je suis là pour t’aider à prendre un nouveau départ. Tu es toujours intéressé ?
— Évidemment !
— C’est parfait alors. La première chose, c’est d’abandonner cet endroit. Ce sera l’étape initiale du grand changement. Je vais t’aider à prendre ton avenir en main. Je pars de la ville ce soir. Tu veux venir avec moi ?
— Oui, je veux bien, cette ville horrible m’insupporte… Et rien ne me retient ici de toute façon.
— Je repasserai ce soir, à huit heures. Sois prêt. D’ici là, ne parle à personne et n’ouvre ta porte sous aucun prétexte, surtout si le vieux fou revient te harceler… Prépare quelques affaires seulement, rien ne doit t’encombrer dans ta nouvelle vie.
L’homme se lève, remet ses gants. Marc se redresse à son tour, presque paniqué par le départ provisoire de son ami, dont la présence à ses côtés lui semble maintenant indispensable.
— Tu reviens ce soir, promis ?
— Tu peux me faire confiance. Tu n’es pas le premier à qui je viens en aide…
— Je peux te poser encore une question ?
— Je t’écoute.
— Hier, tu ne m’as pas répondu… Quel est ton nom ?
— Je m’appelle Julien, répond l’homme en souriant. Julien Dormalor.


Cyril Calvo

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