Chapitre 2 : Innocence
Il n’y a déjà plus rien à faire.
Serphar est là, et il ne partira qu’une fois sa sombre besogne achevée.
Pauvres villageois, fuyez ! Tant que vous êtes en état de le faire, car bientôt vos corps mutilés et broyés ne vous le permettront plus, vos visages hébétés, recouverts des squames de la putréfaction, figés par un masque de terreur.
Noir comme la gangrène, son cœur est vengeur et sa haine toujours plus forte. Il vous méprise tous et ne ressent aucune compassion envers votre triste sort. Il vous hait du plus profond de son être. Rien ne pourra altérer sa détermination, il vous détruira jusqu’au dernier.
Fuyez, fuyez maintenant : il avance à grands pas vers vos maisons, tout près déjà, avec une seule idée en tête — étancher sa soif de carnage...
Non loin de là, une jeune femme insouciante, lasse d’arpenter la vaste prairie qui borde le village, s’allonge dans les fleurs et scrute le ciel clair aux nuages effilés. Son jeu favori consiste à donner une figure et un nom aux nuages. Elle s’amuse à comparer les cumulus avec un voisin, un professeur ou encore le maire, puis sourit sans raison comme le font souvent les adolescentes de son âge. Elle s’imagine des futurs possibles, tous idylliques : son mari, ses enfants, sa maison, tout est rose et cet avenir lui paraît réjouissant et palpable, mais tout n’est qu’illusion puisque le présent est proche et d’une tout autre nature.
Il est là, à quelques centimètres de sa nuque.
Ses pensées sont tout à coup troublées par une voix caverneuse :
— Comment oses-tu te laisser enivrer par de tels fantasmes alors que tu as causé la mort d’un innocent ?
La jeune fille est pétrifiée ; sa gorge se serre et son cœur bat beaucoup trop vite. Elle tourne la tête et voit l’angélique visage de Serphar :
— Qui êtes-vous ? Et que voulez-vous dire ?
— Ne fais pas l’innocente, toi la « candide » fille du médecin. Tu sais pertinemment de quelle faute tu t’es rendue coupable.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez. Laissez-moi tranquille !
Elle se lève et se dirige à grandes enjambées vers le village. Elle tourne la tête, ne voit plus l’étranger, mais quand elle regarde à nouveau en direction des habitations, l’homme lui fait face et l’arrête net.
— Ne cours pas. Tu ne peux échapper à ton destin de toute façon.
— Laissez-moi ! Je n’ai rien fait de mal !
— En es-tu sûre ? Toi qui as applaudi la torture et la souffrance, toi qui as menti sans scrupule et condamné à mort un homme dont le seul tort a été d’être faible ?
Le visage de la jeune femme se décompose. Daniel… le jardinier de son père. Un homme gentil et serviable, dont elle essayait de gagner les faveurs depuis des mois. Par la ruse, et avec de la persévérance, elle avait réussi à atteindre son but. Elle savait que cela rendrait fou son père s’il l’apprenait, mais l’excitation de briser l’interdit avait été plus forte…
Le concierge les avait surpris et elle n’avait eu d’autre choix que de mentir, par peur des représailles. La vérité aurait foudroyé son père, lui qui fonde tant d’espoirs en elle. Elle a fait ce qui lui a paru le mieux, et ne se sent pas responsable des agissements des villageois. Elle n’a pas de regrets, mais à présent elle a peur.
Comment cet homme qu’elle n’a jamais vu peut-il savoir tout ça ?
— Ne prends pas cet air étonné, Daniel m’a tout dit. J’étais là-haut quand il implorait la mort, et par ma main la mort est venue à lui. Avant son trépas, je me suis engagé à punir ses bourreaux en guise de salut.
— Que lui avez-vous fait…
— Je viens de te le dire. Je l’ai sauvé. Aucun d’entre vous ne le sera.
Un sourire se dessine si largement sur la figure de Serphar que des cicatrices se forment aux commissures de ses lèvres, puis remontent jusqu’en haut de ses joues. Il rit maintenant, pendant que la pourriture comme des stigmates de vérole marque son visage. L’adolescente veut prendre la fuite mais il l’empoigne par le bras : à partir de ce contact sa chair pâle peu à peu se décompose, tandis que son souffle saccadé se fait de plus en plus froid.
Les lourds ballots de foin s’entassent en rythme : ils serviront à nourrir le bétail, dont l’élevage assure leur subsistance. Les deux fermiers, père et fils, discutent en même temps de la chaleur et de l’orage à venir. Des cris effroyables se font soudain entendre : le bruit strident, insupportable, leur vrille les tympans. Sans réfléchir, ils oublient leur tâche et courent droit devant eux, dans la prairie, en direction des cris qui se sont tus. Quand ils arrivent devant le grand chêne, il n’y a déjà plus rien à faire.
Un corps dévêtu, éventré, gît au pied de l’arbre majestueux, et sur l’une des branches, gouttant comme un fruit pourri, repose empalée la tête blonde et sanglante de la jeune fille qui se croyait innocente.
Cyril Calvo