Léautaud l’animal
Du grincheux au cœur tendre au cerf qui bande dur
Il exerce une attraction à première vue paradoxale, lui dont l’apparence, le style de vie, la personnalité semblent plus faits pour repousser que pour séduire. Trêve de naïvetés. Le folklore Léautaud, mis en scène dès son vivant, lui procure une popularité qui ne se dément pas, presque soixante après ans sa mort, à l’heure des inédits publiés et des entretiens imaginaires avec le vieil oracle.
Aigri, misanthrope, agressif, insociable, hostile, « avec une sorte de jouissance », n’ayant de véritable amour que pour les animaux : ainsi se décrit Léautaud dans son Journal littéraire, mais aussi sous bien d’autres aspects différents, voire contradictoires avec ceux-ci. Mais voilà, dès 1929, la légende est née, nette et figée, celle du solitaire farouche et haineux. La publication récente d’un Journal particulier n’y change rien ; elle vient superposer à la première caricature une seconde, celle du vieillard qui « bande comme un cerf ». Après le mythe du grincheux au cœur tendre, Léautaud en icône de la sexualité des Seniors.
Mondanités et pot-au-feu
Quel sorte d’animal Léautaud fut-il ? Social ? Il le connaissait en tous cas, ce landernau littéraire dans lequel il a évolué tout au long de sa vie, parfaitement. Employé du Mercure de France, il disposait là d’un poste d’observation privilégié. Peu exposé, tout en étant reconnu de tous, il fut parfait dans le rôle de nécrologue ; avide, toujours, d’observer la mine des morts frais. Il fut aussi un mondain dont l’ironie, la vivacité, l’entrain furent prisés tant aux soirées de Martin du Gard qu’aux déjeuners de Matisse ou Guitry ; Léautaud, quinquagénaire dont les sens s’éveillent et se libèrent enfin, assailli soudainement par une vierge de trente ans sa cadette, lui qui ne jure que par sa vieille « panthère ».
Une panthère insatiable et salace qui l’insulte, le chasse, le supplie, le balafre. Panthère indomptable lui réservant des scènes qui souvent se terminent « en un grand et plein et profond baiser de ma part… à un certain endroit de sa chère personne ». Passion à l’odeur de soufre et d’arrière-cuisine. Sa panthère est bien plutôt une harpie mariée qui ne lui offre en guise d’amours félines qu’ « un pot-au-feu illégitime ».
Écrire sans art
Léautaud, un misanthrope qui n’aime que ses bêtes, par dégoût des hommes ? C’est occulter la pitié qu’il éprouve à l’égard des êtres sans défense en général : mis sur le même plan, hommes et bêtes pour lesquels ce grand athée amoureux du XVIIIe siècle se sent pris de mouvements de charité qu’il matérialise parfois, en ayant à le regretter pour sa vie domestique dont la quiétude lui est chère. C’est nier aussi le grand amateur de plaisir, à prendre et à donner — ne le prenant qu’en le donnant.
Mais c’est vrai, les animaux auront eu la première place, presque toute sa vie, du chat Boule à la Guenette. Les pages du Journal les plus poignantes sont consacrées à la mort de ses bêtes, la mort de Span, du chat Riquet, de Minette. De là à le rapprocher de Céline ? L’imagerie y pousse : les loques, le pavillon de banlieue, la soi-disant misanthropie, l’amour des bêtes (la mort de Bessy dans D’un Château l’autre)… Pour le reste… Rapprochement de surface, sans valeur. Léautaud exècre le « vulgaire », aussi bien en littérature que dans la société ; il ne lit pas Rabelais qu’il trouve trop « grossier » ; il se proclame aristocrate d’esprit et antidémocrate de goût, craquant pour des tabourets Louis XVI rue Mazarine et conspuant les familles à lourdes progénitures. Son expédition aux puces de Saint-Ouen fut son Pôle Nord.
Léautaud a vécu modestement, il a consacré le plus clair de ses dépenses à sa ménagerie ; mais tout ce qui touche au populaire, mœurs ou littérature, est étranger à son univers, à son tempérament, à ses goûts. C’est vers la solitude, les femmes, les mondanités littéraires qu’il est porté, entre autres : bien loin de l’image séduisante de l’ermite reclus au milieu de ses bêtes ou du « bourru tendre » popularisé par les entretiens radiophoniques avec Robert Mallet (sa « gloire imbécile » écrira Perros). Mais s’il a bien peu vécu en sauvage, c’est en tant que tel qu’il prétend écrire. Tout ce qui ne vient pas spontanément au fil de la plume, avec naturel, tout produit d’art l’ennuie, lui tombe des mains ; d’où vient son goût pour Stendhal surtout, mais aussi Diderot, Voltaire, ce que résume bien son parti pris littéraire : « Écrire sans art, sans ornement, sans phrases harmonieuses, cadencées, avec des métaphores, des images, toute cette pouillerie de la littérature. Écrire comme on écrit une lettre ».
Antoine Komerl