L’évangile selon saint Thomas
Raoul Da Silva tenait table ouverte au Gulliver. Nous nous y retrouvions parfois avec le Docteur Schott. Lui et moi partagions avec l’ex-premier prix de l’École Nationale de Danse Classique de Buenos Aires une admiration sans borne pour l’ancien yakuza, Kōji Wakamatsu.
Sans doute, avait fait remarquer le docteur en souriant, avions-nous en commun avec le réalisateur nippon la volonté un peu désespérée de faire de nos bribes de vie une histoire qui tienne debout.
Lucien Schott n’était plus psychiatre depuis longtemps. Nous faisions semblant tous les deux d’y croire lorsque je me rendais à son cabinet du quai Saint-Cyr, juste au-dessus de la Taverne de la Marine. À la fin de la séance, je lui glissais un vieux Corneille.
« Vous non plus, vous ne vous êtes pas fait à cette merde européenne », me lança-t-il la première fois, avec une pointe de jovialité.
Non, je ne m’y étais pas fait. Et je savais que lorsque ma réserve de billets de cent francs serait épuisée, la cure serait finie.
Un soir de décembre, Raoul Da Silva nous raconta qu’il avait doublé l’acteur Juro Kara dans une version espagnole de « Okasareta hakui » que lui avait commandée une obscure association de Chiliens en exil. Pour se mettre dans la peau du personnage, il avait hanté pendant plusieurs mois les boîtes à partouze de la rue d’Inkermann.
Il avait gardé de cette fréquentation un accent un peu gras, qui dénotait avec ce vocabulaire légèrement suranné qu’ont souvent les étrangers qui ont appris notre langue par la lecture des grands auteurs.
« Et vous, mon cher, me lança Da Silva, n’avez-vous pas quelque cadavre sous le tapis ? Vous semblez si… préoccupé. »
Je ne répondis pas. Le brouillard enveloppait la ville. À travers les vitres du Gulliver, on distinguait à peine les silhouettes des passants qui disparaissaient bien vite dans la nuit grise. Je me sentais pareil à elles, formes vagues aux contours incertains. Mon avenir était flou et mon passé ne m’apparaissait pas plus consistant.
J’observai le docteur Schott à la dérobée. Depuis quand Oneiros s’était-il emparé de son esprit ? À moins que je ne fisse fausse route. Qu’Oneiros fût le Docteur Schott sans cesser d’être Oneiros. Les mystères de l’incarnation. Je rendis les armes. Tout cela était trop compliqué pour un linguiste tel que moi, imprégné de psychoacoustique et plus à l’aise dans le maniement du format Vorbis que dans les spéculations mystiques. Je revins sur terre. Da Silva parlait à l’oreille de sa voisine, une de ces jeunes femmes blondes qu’il emmenait partout avec lui. Les Silvettes, comme les appelait plaisamment le Docteur Schott. Tout en hochant la tête, elle me regardait en minaudant.
Je sentis renaître en moi une consistance plus charnelle que spirituelle et me laissai aller à la chaleur d’une soirée entre amis.
Édouard.k.Dive