Les Compagnons d’Oneiros

 

À cette époque, je terminais mes études de technicien en linguistique appliquée aux coups de pute et autres vacheries. Je m’intéressais particulièrement aux vieilles réclames radiophoniques que je compilais au ciseau et à la colle sur un Nagra récupéré à la brocante des maousses. En même temps je bossais pour une boîte spécialisée dans le lavage de cerveau par Internet. C’est là que je rencontrai un certain JFC. Le type avait ses marottes. Derrière chaque lien tissé sur la grande Toile, il voyait un message destiné :

― Destiné à qui ?

À cette question, le bonhomme avait souri :

― On se comprend, mon vieux, vous faites pas plus naïf que vous êtes.

Je m’attendais à ce qu’il me tende un exemplaire du « Nouvel Ordre Mondial pour les Nuls » avec cours de rattrapage sur les Illuminatis et le groupe Bilderberg. Je n’aimais guère ces nouveaux prophètes quoiqu’en dise mon psychiatre, le docteur Schott.

 

C’est la disparition de JFC dans le néant protocolaire qui me décida à reprendre son combat. Je lus les notes qu’il m’avait transmises. Ce Jean-François Christ était le digne héritier de celui qui chassa les marchands du Temple. Mais j’espérais faire mieux.

Pendant plusieurs mois, je remontais le string électronique, scrutant chaque message et analysant sa signification à l’aide de décodeurs de plus en plus compliqués. Une chose me turlupinait : si tout cela avait été conçu pour que l’humanité fasse un pas vers la compréhension mutuelle, cela semblait plutôt mal barré. La grande partouze des cerveaux n’était pas à l’ordre du jour. On en était encore à l’âge masturbatoire.

 

Alors quoi ? L’idée germa petit à petit. Je repensais à ce que m’avait dit JFC : derrière chaque lien, il y a un message destiné. J’en avais conclu un peu rapidement que certains grands manitous se servaient de la Toile pour transmettre des informations à des gus du même acabit. Et s’il n’y avait rien à échanger ? Juste des mots qui tombaient dans l’oreille d’un sourd. Destinés à qui ? La question surgissait à nouveau comme un pop-up non sollicité. Je passai mes nuits à feuilleter les notes de JFC. Il avait indexé les centaines d’adresses qu’il avait visitées. En faisant défiler la liste, je m’arrêtai sur un lien. Il conduisait à une page du site « L’Éducation à toute blinde ». Cela concernait un obscur philosophe du nom d’Exathos. Je parcourus l’article. J’eus tout de suite la conviction que je tenais mon destinataire. Le reste suivit. Je n’avais plus qu’à descendre en rappel la grande chaîne des caractères. En quelques heures, je torchai un article que je fis publier dans le réseau ad hoc.

 

Au VIIe siècle avant Jésus-Christ, le philosophe grec Exathos développa la théorie de l’Être Rêveur ; théorie selon laquelle le monde n’existait que dans le rêve d’un Être Supérieur. C’est ainsi qu’il fonda les Compagnons d’Oneiros.

Au Moyen Âge, le moine Ignatius, disciple de Bède le Vénérable, reprit dans le plus grand secret les travaux des Compagnons. Il redonna vie à la compagnie qui survécut jusqu’à nos jours.

Vouée au culte de l’Être Rêveur, la Compagnie d’Oneiros se voulait un lieu de recherche très attaché aux découvertes de son temps. Aussi la théorie de l’Être Rêveur se modifia à de nombreuses reprises au cours des siècles. Elle prit notamment un virage rationaliste sous l’influence du Maître Compagnon Jean-Baptiste Rouaud qui fréquenta quelques temps l’Église Positiviste d’Auguste Comte.

Le développement de la neurologie, à la même époque, fit considérer l’Être Rêveur non plus comme une entité quasi divine, mais comme une sorte de « super système nerveux » qu’il fallait par conséquent stimuler. C’est ainsi que petit à petit le culte d’Oneiros fit place à des séances de « contacts spirituels », transes hypnotiques permettant aux compagnons de se connecter avec l’Être Rêveur, puis à ce que les actuels Compagnons d’Oneiros appellent des séances de PNS (Programmation Neuro-Stimulative). Il s’agit pour les compagnons qui sont en contact direct avec leur idole de la stimuler en lui lisant les textes les plus divers, cela pour améliorer son activité onirique, ce qui par voie de conséquence améliore le sort de l’humanité.

Des compagnons spécialistes de l’activité onirique (dont le groupe Oniric Base for Neurologic Investigation, plus connu dans le monde du web par l’acronyme OBNI) ont montré que la diversité des sources améliorait l’efficacité du système Oneiros, comme est surnommé dorénavant l’Être Rêveur par ces théologiens branchés.

 

L’idée que le sens caché du World Wide Web n’était pas à rechercher dans son contenu mais dans son existence même tenait dans une phrase : la grande Toile avait été conçue par les Compagnons pour capter les mots de l’humanité et les donner en pâture à cet empaffé d’Oneiros. Cela, soit dit en passant, au mépris de toutes les lois sur la propriété intellectuelle.

 

Je dédiai cet article à la chanteuse Lucid Beausonge dont le nom était déjà un avertissement. Sans doute, mais je n’ai pas de preuves, elle-même Compagnon d’Oneiros en rupture de ban, elle interpréta en 1981 cette transparente confession : « Lettre à un rêveur qui s’ignore, qui jongle avec les « faudrait » et les « y a qu’à », retourne coucher dans son décor, quand le réel reprend ses droits ».

 

L’article fit grand bruit. Mais ce n’était qu’un début.

 

 

Édouard.k.Dive