L’appel de Cthulhu

 

Joe Ghidetti avait pris ses habitudes au Gulliver et jouait parfois les loufiats derrière le comptoir. Un jour je l’avais charrié, l’accusant d’enfreindre les droits que lui donnait son visa de touriste. Il avait rigolé.

― C’est pas un job, ça, c’est juste pour… ne pas perdre la main.

Il avait prononcé les derniers mots en les détachant bien, presque sans accent. Il avait ajouté aussitôt, comme pour se rattraper :

I don’t wanna lose the knack, man. Ok… tu comprends ?

 

En fait, je ne comprenais pas grand-chose sauf que ce type avait le genre tombé du camion et que j’avais un peu de peine pour Da Silva. Lorsque celui-ci venait au Gulliver, il collait son nez à la vitre avant d’entrer et, dès qu’il apercevait le barman du Soho, passait son chemin. Si le Ricain n’était pas là, il entrait et allait silencieusement s’asseoir à une table le plus loin possible du comptoir. Comme s’il avait peur de voir soudain Ghidetti apparaître derrière la tireuse à bière. Parfois, il m’appelait pour que je le rejoigne. Nous conversions comme si de rien n’était. Des Amis de l’Être Rêveur, de Koji Wakamatsu ou du dernier matériel d’enregistrement audio numérique. Je ne lui posais pas de questions sur son étrange attitude.

 

Un jour, il m’avait parlé de l’OBNI :

― Au fond ces gens poursuivent le même objectif que nous.

― Il me semblait…

― Bien sûr… mais voyez-vous, mon cher, un souci chasse l’autre.

Il s’arrêta un instant puis continua :

― Mais c’est toujours le même chancre qui s’accroche.

Il avait dit cela d’une voix glaciale, presque métallique, très différente de la voix sonore aux accents un peu gras qu’il affectait le plus souvent. Il se reprit, et ajouta avec jovialité :

― Il faut bien varier les plaisirs, n’est-ce pas ? Allez, cher ami, buvons… au plaisir.

 

J’admirais cet homme et cette fanfaronnade permanente qu’était sa vie. Avant l’arrivée de Joe Ghidetti, je ne l’avais jamais vu baisser la garde. Je me rappelais une conversation que j’avais eu un soir avec le docteur Schott :

« Un jour viendra où Raoul Da Silva devra affronter sa peur. Ce jour-là, il laissera tomber le masque et croyez-moi, jeune homme, ce ne sera pas très beau à voir. »

 

J’espérais de tout mon cœur que ce jour n’était pas venu.

 

 

Édouard.k.Dive