La proie pour l’ombre

 

L’Ange-1 était venu en personne, accompagné de ses volatiles. Ce type arrivait au Gulliver comme en pays conquis et il avait demandé à me parler. J’avais coupé les ponts avec les grosses têtes de l’OBNI depuis bien longtemps. L’époque était révolue où mes connaissances en linguistique appliquée aux grandes oreilles m’avait conduit à bosser pour la branche high-tech des sectateurs du nez rose. J’avais pris le parti des indécis et je ne m’en portais pas plus mal. Mais voilà, le passé me rattrapait. 

L’Ange-1 me l’avait rappelé à sa façon, un peu bourrue :
― Écoute, ducon, ce que j’ai à te dire. Les micros que t’as posés ça et là n’ont pas été du goût de tout le monde. On a une habitude dans la maison, pour tout type qu’on envoie sur le terrain, y’en a un deuxième qui lui file le train. Tu vois, on lésine pas sur les moyens. Ce qui fait que j’ai ici un gros dossier, avec plein de photos de tes zigues en pleine action que je pourrais envoyer à un tas de mecs très tatillons sur le plan du respect de leur vie privée, mais pas très regardant sur la légalité de leurs mesures de rétorsion.
Il n’ajouta rien. Nous avions compris tous les deux que j’allais bientôt reprendre du service. 

Je pensais à cette époque où je militais dans le camp de la propriété intellectuelle. Ma fréquentation du Gulliver avait changé la donne. La bande à Da Silva m’avait éloigné du combat anti-Oneiros. Tout cela était-il fortuit ?

Un soir, j’avais demandé à André Legoff s’il était toujours propriétaire des lieux :
― Cher ami, soyez raisonnable, avait-il répondu, qui s’encombrerait d’une brasserie sans clientèle ?
Il avait continué :
― Sans doute avez-vous remarqué qu’il y a toujours deux ou trois clients silencieux dans notre cher établissement. Jamais les mêmes au demeurant. Ces braves gens sont si peu payés qu’on ne peut leur demander en plus d’être fidèles.

Je ne savais que penser. Les Compagnons jouaient-ils leur propre vie dans un décor à la mesure de leur rêve, ou n’étaient-ils que les acteurs d’une pièce écrite par l’Ange-1 et ses sbires ? Une chose était sûre en tout cas, le livret de ce drame était d’ores et déjà dans les tuyaux du grand empaffé.
  


Édouard.k.Dive