La peau se pèse (du temps où j’m’appelais Jackie)
L’OBNI m’avait chargé de numériser l’intégrale des émissions de Jackie Lachance. Ce type était un interviewer hors pair. Mon job était simple. Il consistait à convertir les entretiens du gars en question dans un format compatible avec l’appareil digestif de l’empaffé divin. La raison, l’Ange-1 me l’avait exposée à sa façon, de manière un peu abrupte :
― L’humanité s’enfonce doucement dans la déprime. Vu que dans le coin, on a abandonné l’idée de pendre le dernier patron avec les tripes du dernier curé, le populo n’a plus guère l’occasion de s’enthousiasmer. Ailleurs, c’est le même bordel. Si certains sont encore capables de se faire exploser la couenne, il n’y a plus grand monde pour bander à l’idée des soixante-douze vierges qui les attendent au paradis. Et c’est là que tu interviens. Tu balances dans les tuyaux tous ces bons vieux récits de vie, pleins d’adrénaline et de testostérone, et la machine nous refabrique un monde de capes et d’épées, de caravelles et de chariots traversant les grandes plaines de l’Ouest. Tu piges ?
J’avais pigé. Je reniflais la came de ces mieux vivants avant de la refiler au nez rose. Ça me foutait un sacré coup de fouet et je me sentais d’un seul coup prêt à soulever des montagnes. Mais ça ne durait jamais longtemps. Je partageais cette tendance à la cyclothymie avec André Legoff. Nous en avions parlé un soir où notre humeur commune se situait au cent septième dessous. Il avait d’ailleurs consulté le docteur Schott à ce sujet. Ce dernier, comme toujours, en avait profité pour ramener sa fraise :
― Mon cher André, sans vouloir vous offenser, vous n’êtes ni Dieu ni le Diable. Vous ne serez jamais heureux, voyez-vous, qu’à la proportion de vos exigences. J’ai inventé une formule pour exprimer cela, dont vous me pardonnerez la trivialité ; pour péter à sa mesure, il faut connaître la hauteur de son cul.
À cette évocation, André Legoff ébaucha un sourire :
― Croyez-moi, ce bon vieux Schott n’était pas peu fier de son trait d’esprit. Remarquez, sur le fond, il avait sans doute raison. Mais la vie est si… décevante.
Il avait marqué une pause avant de prononcer ce dernier mot, comme s’il avait cherché, juste à ce moment-là, à être au plus près de sa pensée. Il me fixait, semblant attendre une réponse. Je me contentai d’opiner. Je repensais à la formule du docteur Schott. Péter plus haut que son cul. J’avais laissé mon existence se décomposer dans de longues rêveries anaérobies. Rien de décevant dans tout cela. Juste un formidable gâchis.
André Legoff regardait son verre, perdu dans ses pensées. Le Gulliver tout entier semblait suspendu à notre conversation. C’est alors que Raoul Da Silva entra, accompagné d’une fille blonde que nous n’avions jamais vue.
― Apparemment, notre cher Da Silva s’est offert une nouvelle Silvette, me glissa André Legoff.
Et il ajouta, sur un ton que je ne lui connaissais pas :
― Décidément, ce type ne se fait pas chier.
Édouard.k.Dive