La mesure de toutes choses

 

J’avais repris contact avec Da Silva. Il m’annonça que les amis de l’Être Rêveur n’avaient pas disparu dans la nature mais qu’ils se réunissaient désormais au premier étage de la Taverne de la Marine. « En zone libre », ajouta André Legoff, jamais avare de références historiques.

 

Le docteur Schott n’avait pas manqué d’épiloguer sur le sujet :

― Mon cher André, des catacombes à la zone libre, voilà que vous nous faites faire un bond de deux mille ans dans l’histoire de l’humanité.

― Dans tous les cas, avait rétorqué l’ancien taxidermiste, il s’agit bien de vaincre l’Empire.

― Comme vous y allez ! On croirait entendre un de ces défenseurs étroits de la propriété intellectuelle.

Il se tourna vers moi :

― Pardonnez-moi mon petit, je sais que vous avez longtemps cru à ces fadaises mais vous devez bien admettre que nous ne sommes propriétaires de rien. L’humanité n’est qu’un vaste système d’emprunt à taux variable.

Je ne répondis pas. Je ne me sentais pas de taille à débattre avec le docteur Schott. Mais André Legoff ne se rendait pas aussi facilement :

― Je vous reconnais bien là, Lucien, toujours à cheval entre le paradoxe et la mauvaise foi. Mais je vous suis. Nous ne sommes propriétaires de rien, soit. Mais ce que nous empruntons porte toujours notre empreinte, nous le transformons à notre image. C’est le tour de main qui fait le propriétaire, si j’ose dire. La différence entre l’OBNI et nous, c’est notre humanité. Lorsque nous restituons à l’Être Rêveur ce que nous empruntons ça et là, c’est notre personne que nous lui offrons. L’OBNI, au contraire, en s’absentant du rituel, lui livre en pâture l’humanité entière.

 

Il y eut un silence. André Legoff avait marqué un point. Je n’étais pas mécontent que quelqu’un ait rivé son clou à docteur Mescouilles. Mais ce dernier ne semblait pas décidé à s’avouer vaincu :

― Mon cher Legoff, vous connaissez votre leçon par cœur. Moi aussi. N’oubliez pas tout de même que c’est moi qui vous l’ai apprise.

Il fit une pause puis se tourna vers moi :

― Et vous mon petit, qu’en pensez-vous ? Les méthodes de l’OBNI, vous les connaissez bien, et pour cause. Toute cette conversation est-elle déjà numérisée et prête à être balancée dans les tuyaux du système Oneiros ? L’Ange-1 et ses sbires… n’en faites-vous pas partie ?

― Lucien !

C’est Raoul Da Silva qui avait poussé ce cri.

― Je crois que vous exagérez. Ce jeune homme est venu en ami. Le reste ne nous regarde pas.

Da Silva s’approcha de moi et me tapa amicalement l’épaule.

― Ne prenez pas au pied de la lettre tout ce que ce vieux Schott vous dit. Il adore provoquer.

 

Certes. Mais une fois de plus, le doc avait raison. Tout était déjà prêt à partir. Ces salopards de l’OBNI m’avaient carrément greffé un minuscule micro VHF au fond du conduit auditif.

Les grandes oreilles n’avaient jamais si bien porté leur nom.

 

 

Édouard.k.Dive