Dark Horse

 

Mes compétences en linguistique appliquée aux stratégies d’enculage m’avaient permis de trouver un boulot dans une grosse boîte d’import-export. Mon travail consistait à mettre de l’huile dans les rouages des relations sociales en passant un peu de vaseline sur la langue rugueuse de la communication interne à l’entreprise. Jusqu’aux lettres de licenciement qui concoctées par mes soins donnaient aux collaborateurs, rendus disponibles pour de nouvelles rencontres professionnelles, l’impression du type lâché dans un club échangiste après vingt années de monogamie intransigeante.

 

La routine. Le b.a.-ba du métier si on savait faire taire ses scrupules.

 

J’avais un autre problème. Depuis que je m’étais lancé dans mes activités lubrifiantes, l’OBNI avait repointé le bout de son nez. Les micros VHF étaient à nouveau de sortie. Le fan-club du nez rose se la jouait dorénavant high-tech et avait installé un enregistreur d’activité sur mon PC mignon. Ça épluchait mon courrier, mes surfs et les bafouilles ronflantes que je mitonnais pour mes employeurs. Les bons vieux Nagra avaient été remisés à l’International Spy Museum. « All things must pass », disait l’homme aux bottes en caoutchouc. Je laissais les grosses têtes s’amuser avec leurs joujoux. Oneiros finirait directeur de la com’ et nous rêverait un monde tout en métaphore obligée.

― Ce qui n’empêchera pas, cher ami, l’avènement de la vulgarité et du clinquant.

Je connaissais cette voix. Je tournais la tête. À la table voisine, Raoul Da Silva me regardait en souriant. À côté de lui se tenait Marika, une de ses Silvettes favorites.

 

J’avais dû laisser voir ma contrariété car il ajouta en s’excusant :

― Je suis désolé d’avoir interrompu votre rêverie. Je lis parfois dans les pensées, voyez-vous.

Il avait dit cela sans sourciller. Était-il sérieux ? Il continua :

― Nous ne sommes déjà plus de ce monde. L’Être Rêveur…

Il s’interrompit un instant puis reprit :

― L’Être Rêveur ne fait qu’accomplir ce qui doit advenir. All things must pass, n’est-ce pas ?

Ce type ne mentait pas. Il lisait effectivement dans les pensées.

― Nous ne pouvons donc rien faire ?

J’avais dit cela comme on s’accroche à une bouée de sauvetage.

― Si, bien sûr. Cultiver la mélancolie et relire encore et toujours les romances sans paroles… On ne s’en lasse jamais, ne croyez-vous pas ?

Il avait dit cela en baissant la voix, comme si cette interrogation ne s’adressait qu’à lui-même.

 

Il se tut quelques instants avant de continuer d’un ton enjoué :

― Et toi, Marika, qu’en penses-tu ?

― Moi je pense que je mangerais bien une petite choucroute. Qu’est-ce que vous en dites, les hommes ?

― Bonne idée, Marika. De la choucroute et des jeux. Voilà ce qu’il nous faut. Tavernier, que la bière coule à flots !

Il s’était levé, prenant le Gulliver à témoin :

― J’offre une tournée générale.


Puis, sans plus s’occuper de moi, il tira Marika vers lui. Cette gaieté soudaine était-elle feinte ? Je l’observais dans son numéro d’entertainer et, je l’avoue, j’enviais cet homme. Moi, si pusillanime, j’enviais cette force de vie, ce raffinement, qui savait se laisser aller, quand il le fallait, au vulgaire et au clinquant.

 

 

Édouard.k.Dive